Les derniers livres que j’ai lus en quelques mots et une évaluation…
- Un beau Ténébreux de Julien Gracq, roman, éditions José Corti :
Note : + +
Un roman très classique, à l’écriture ciselée, raffinée, élégante, très (trop ?) littéraire. Un récit centré sur la figure trouble d’un jeune homme dont le comportement étrange va bouleverser le narrateur tout à coup fasciné par tant de mystère… Une narration volontairement lente, nourrie de descriptions d’une grande précision et poésie. Un texte exigeant pour lecteurs avertis et sensibles aux beautés de la langue.
- Le Liseur de Bernhard Schlink, roman, éditions Folio :
Note : + +
Un texte qui commence comme un récit d’initiation avant de surprendre le lecteur en le confrontant à une intrigue qui pose les questions morales de la culpabilité, du remords, de la responsabilité individuelle, du pardon, de la rédemption. Le récit est maîtrisé, efficace et aboutit in fine à un bel hommage à la lecture et à l’écriture sans lesquelles l’être ne peut prétendre à une véritable liberté.
- Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, roman, (éditions Stock):
Note : + + +
Un texte âpre, sombre, rude, éprouvant, superbement écrit et construit, qui confirme une fois encore l’immense talent de P. Claudel, écrivain contemporain majeur et exigeant. Un style, un univers, une atmosphère… Un grand auteur !
Etude sur le roman « La Robe bleue » – Article paru dans « L’Atelier du roman ».
La Robe bleue de Michèle Desbordes :
De l’attente à la rédemption
Une petite vieille, petit bout de femme, assise sur sa chaise, recroquevillée, attend, les mains croisées dans les plis de sa robe grise, fanée. Elle attend et se souvient ; elle attend le frère qui viendra, peut-être ; elle attend « la fin des choses » dont elle a une conscience aiguë depuis déjà longtemps, bien trop longtemps. Depuis ce dimanche 8 mars 1913 où, sur ordre de la famille Claudel, surtout de la mère Louise-Athénaïse, elle, Camille, la fille incomprise, l’ancienne élève et égérie de Rodin, la sculptrice animée par la ferveur et la folie créatrices, a été enlevée par des hommes en blanc et condamnée à l’exil perpétuel dans un hospice, plus exactement une maison pour fous…
Il ne faut pas se méprendre : avec La Robe bleue, son quatrième récit,
Michèle Desbordes ne propose pas une biographie de Camille Claudel : d’autres l’ont fait avant elle. Bien que l’élaboration du livre ait nécessité un indispensable travail de documentation préalable, ce n’est pas le factuel qui intéresse l’auteur, ni le génie extraordinaire de l’artiste tardivement reconnue, mais bien au contraire ce qui relève de l’invisible, de l’impalpable, de « l’inaccompli »[1]. Et c’est là justement que réside tout l’intérêt de ce très beau roman, car il s’agit bien d’un roman d’une facture à la fois classique et originale, qui impose une fois encore
Michèle Desbordes comme un auteur contemporain majeur, désormais incontournable.
Une si longue attente…
Le temps est un thème essentiel de l’œuvre de Michèle Desbordes et de son dernier livre en particulier. Tel qu’il est évoqué dans La Robe bleue, il est complexe, ambigu ; à la fois fixe et dilué, figé et infini. L’écriture romanesque se propose alors de restituer l’expérience du temps dans ce qu’elle peut avoir de plus troublant, de plus intime ; de rendre compte de sa douloureuse perception par une conscience. Les caractéristiques textuelles d’un discours romanesque à la fois continu et discontinu, entier et fragmentaire, conviennent en outre tout particulièrement à cette volonté littéraire de saisir, d’exprimer le paradoxe temporel de l’étirement et de la fugacité.
Il y a bien sûr, et avant tout, l’attente de Camille qui ne cesse pendant ces trente années d’internement d’espérer une nouvelle visite de Paul, le frère tant aimé. Cette attente qui semble étirer les heures, les jours, les années[2] est révélée par le volontaire déséquilibre structural de l’œuvre. La première partie, nettement plus longue, rend en effet palpable un temps immobile et contraste de manière sensible avec la brièveté, dix-huit pages à peine, de la seconde partie consacrée quant à elle à la dernière promenade en mer, promenade au cours de laquelle Camille et Paul brisent, momentanément au moins, la tyrannie de l’invariable attente. Et puis, il y a aussi le temps qui s’écoule, qui s’échappe et fuit, qui se répète. Pour le suggérer,
Michèle Desbordes met en place une véritable poétique de la réitération allant jusqu’à créer une envoûtante litanie. La fréquence des imparfaits duratifs et itératifs, les nombreux jeux de répétitions[3], l’amplitude des phrases sont autant de procédés qui accentuent cette perception d’un temps lourd, interminable, tout en faisant habilement apparaître le caractère obsessionnel des pensées du personnage[4]. L’idée d’un cycle temporel perpétuellement recommencé est aussi très bien traduite par la référence régulière aux saisons d’ailleurs mentionnées dès les premières pages. Et ce temps ennemi paraît d’autant plus poignant qu’il n’est pas vécu, pas rempli, mais seulement inscrit, écrit, noté par Camille qui tente de le capturer en noircissant les pages de « l’un de ces carnets qu’elle avait toujours sur elle » (p.21). Cette prégnance du temps va bien sûr de pair avec la résurgence des souvenirs, ces derniers refuges mais aussi ces témoins criants du cruel écart entre le passé et le présent. La Robe bleue tisse en permanence des liens étroits entre le présent de Camille, présent de l’enfermement à Mondevergues, présent éternel, et son passé, d’abord proche puis de plus en plus lointain. Le récit ne suit pas une chronologie linéaire puisque les événements de jadis remontent à la surface petit à petit, par bribes, au détour d’une phrase ou d’une page, parfois d’un mot. L’écrivain opère un va et vient constant entre le moment de l’attente, diffus dans toute la première partie, et les épisodes de la vie passée recréant par ses phrases généreuses, étirées, le processus de réminiscence des souvenirs. Ainsi, Camille Claudel et
Michèle Desbordes se souviennent, se remémorent les étés dans la maison familiale de Villeneuve, les journées passées à malaxer la glaise, l’amour fou pour Rodin, l’atelier de sculpture rue Notre-Dame des Champs partagé avec l’amie Jessie Lespcomb, la liaison éphémère avec Debussy… et la jeunesse qui était celle de la Camille d’alors, une Camille pleine de fougue et de projets, contraste cruellement avec ce corps ratatiné qui se traîne lorsqu’il n’est pas assis, déjà éteint. De l’énergie d’autrefois, il ne reste plus qu’une vie réduite au minimum.
Avec La Robe bleue, Michèle Desbordes a écrit un texte bouleversant sur la vieillesse, sur cette « fin des choses » qui tous nous hante et nous obsède. Cette expression récurrente du texte[5] montre à quel point l’écrivain est ému, voire obsédé par la vieillesse, par la solitude et la décrépitude qui la caractérisent. La Camille Claudel mise en scène dans ces pages est un personnage émouvant parce que conscient de sa situation, conscient de sa déchéance. En ce sens, cette femme fatiguée, obligée de vieillir, seule, dans son asile de Mondevergues, n’est pas sans rappeler la servante magnifique de simplicité, de dévouement et surtout de silence de La Demande. Ces deux personnages féminins, assis et muets, se rejoignent par ce qu’ils représentent : le dépouillement, la résignation, le sacrifice. En fait,
Michèle Desbordes aime à observer les êtres oubliés, les vies minuscules, sans histoire, ces vies qui pourraient être les nôtres. Elle réussit le tour de force de rédiger un roman sans intrigue, un roman sur l’absence, sur le vide, sur l’oubli. Camille est du reste tellement oubliée qu’elle est dès 1920 déclarée comme morte par les dictionnaires[6]. Etrange signe… Aussi, qui mieux que cette femme pouvait mesurer que tout a une fin : sa passion pour Rodin ; sa complicité avec Paul ; les promenades heureuses en bord de mer ; la vie, tout simplement ? La Robe bleue peut par conséquent être considérée comme le récit du déclin. Il suffit pour s’en convaincre de relire le superbe passage où sont décrits les petits vieux de l’asile accompagnant dans leur ultime demeure les pensionnaires dernièrement décédés. Brève promenade pour eux tous avant qu’ils ne retombent, comme Camille, dans l’attente, l’espoir ?, que ne vienne leur tour.
Camille Claudel : encore jeune, déjà différente.
Dire le regard
Mais La Robe bleue est aussi un livre sur le regard, les regards, comme si l’écriture romanesque cherchait à s’approprier les spécificités de l’art pictural, du dessin, de la photographie, voire du cinéma. Les verbes de perception visuelle dominent ce texte dans lequel de multiples regards se croisent, se font écho, s’imbriquent les uns dans les autres et parfois se répondent. Camille est présentée comme un être regardant ; elle est de ceux qui capturent le monde dans ses prunelles, qui l’absorbent, s’en imprègnent à tel point qu’«on n’avait jamais vue, disait-on, quelqu’un s’intéresser autant à ce qui l’entourait, et aller les yeux si grands ouverts » (p.95). Un soir d’été, à Meudon, cachée, elle regarde Rodin qu’elle aime encore mais qui lui échappe[8] ; derrière la fenêtre de son atelier du quai Bourbon, ce matin de mars 1913, elle regarde les hommes en blanc qui viennent la chercher et s’apprêtent à l’emmener[9] ; à Mondevergues, elle regarde « les gens passer, les malades, les pensionnaires » (p.28) ; et puis, quand il est là, près d’elle, elle regarde le frère adoré, elle le boit du regard, elle le « regard[e] comme si alors elle ne l’avait jamais vu » (p.20)[10].
Au regard de Camille répond celui de Paul qui caresse des yeux la sœur endormie sur sa chaise : « il la voi[t] assise là sans bouger »(p.20), « il contempl[e] le visage amaigri et fatigué » (p.76), « il observ[e] le visage qui vieilli[t] » (p.81)[11]. Les retrouvailles de Camille et Paul sont donc placées sous le signe de la communion des regards. Et
Michèle Desbordes regarde à son tour, avec tendresse et compassion, son héroïne. Elle s’approche de son personnage, l’observe, la découvre sans la juger, et, nous, lecteurs, découvrons Camille à travers le prisme d’un auteur-narrateur qui refuse toute omniscience. Tout au long de l’œuvre,
Michèle Desbordes pose son regard bienveillant sur Camille, répétant « Je la vois, moi » (p.18), « c’est ainsi que je la vois » (p.70), « je vois moi » (p.137), « je la vois » (p.145). Ecrivain et femme, elle sait voir ce qui se dérobe, ce que tant d’autres ne voient plus, refusent de voir. Alors le lecteur la regarde regardant ses personnages qui se regardent et participe à son tour à cette valse des regards[12].
Petit à petit, ces regards, si soutenus, si forts, prennent sens et donnent sens au drame de Camille : la jeune fille, la sculptrice au regard acéré a en réalité souffert de ne pas avoir été elle-même regardée, de ne pas avoir été vue, donc de ne pas avoir existé dans et par le regard des autres. Sa mère et sa sœur sont présentées comme des êtres qui ne veulent, ne savent et ne peuvent pas voir. Le jour de l’enlèvement de Camille, qu’elles ont pourtant programmé, elles se cachent, elle se terrent pour ne pas voir[13] poussant l’écrivain à en déduire « qu’il y avait (…) des regards fait pour ne pas regarder, ne rien voir de ce qui était là devant eux, et depuis si longtemps » (p.55). Et lorsque, par hasard, il y a regard un maternel, il se fait réprobateur, inquisiteur, source de négation[14].
Cette omniprésence du regard dans le livre n’a cependant rien de surprenant. En effet, Michèle Desbordes a souvent expliqué que ses textes ont pour la plupart trouvé leur origine dans une image. Or, l’écriture de La Robe bleue a bel et bien été déclenchée et nourrie par une photographie de Camille « assise sur la chaise devant le pavillon [qui] regarde l’objectif de son air triste, les mains croisées dans le creux de la robe » (p.75). Ce cliché a surtout inspiré la première partie de l’œuvre. La seconde partie fait pour sa part référence à une autre photographie, réelle ou rêvée ? , qui représenterait Camille et Paul marchant «en silence, elle dans cette belle, longue robe d’été et lui dans le costume de lin clair avec la canne et le chapeau qu’il tient à la main » (p.148). A ces deux images fondatrices s’ajoutent d’autres photographies mentionnées par le texte et qui sont probablement celles que Camille accroche aux murs de sa chambre[16] : celle du frère et de la sœur sur un quai de gare durant l’été 1886 ou 1887 (p.83) ou celle des deux mêmes dans une voiture en partance pour les Pyrénées, en 1905 (p.107). Mais
Michèle Desbordes ne se contente pas de s’inspirer de ces clichés, d’imaginer à partir de ces images, elle adopte elle-même une écriture qui peut être qualifiée de picturale ou photographique, voire cinématographique, c’est-à-dire une écriture profondément visuelle. Le lecteur ne peut être que frappé par plusieurs scènes du livre qu’il garde en mémoire comme des images fixes ou mobiles, comme s’il s’agissait d’instants capturés par l’œil et les mots de l’écrivain : il en est ainsi de Camille « debout derrière les persiennes » de son atelier le jour de son enlèvement (p.24) ; ou encore de Camille assise de force sur une banquette arrière de la voiture qui l’emmène à Ville Evrard, l’asile où elle restera un an, se retournant pour regarder (encore le regard…) une dernière fois sa maison et son lieu de travail. Cette seconde image annonce d’ailleurs l’une des dernières du livre, très semblable, lorsque Camille sur le point de quitter les Saintes-Maries où elle vient de marcher, « se retourne, une dernière fois (…) [et] regarde la mer » avant de monter dans la Packard noire de Paul. Le caractère visuel du style de
Michèle Desbordes est indéniable et la seule mention de la couleur dans le titre du livre le confirme. D’ailleurs, ce « bleu » hautement symbolique parce que associé au temps du bonheur, aux instants de grâce[17] est omniprésent. D’abord discrète mais néanmoins évoquée avec « le bleu des volets » (p.19, p.28), « la lumière bleue » (p.46), la Durance « très bleue, très brillante » (p.79), « la mer très bleue de Wight » (p.84), le « pantalon en serge bleue avec des galons blancs » que Camille demande à Rodin de lui acheter (p.89), « les bambous bleus » de Chine décrits par Paul dans ses lettres (p.99), « le ciel bleu » des étés (p.125), cette couleur se fait triomphante dans la seconde partie. En effet, lorsque l’auteur décrit la dernière promenade, ultime moment de communion et de joie pour la vieille Camille et le vieux Paul, le bleu domine de toute sa clarté : bleu de la robe bien sûr (p.141, p.148), bleu de la mer (p.141, p.148), bleu des yeux (p.141). Au gris, aux bruns de la première partie, couleurs ternes de l’attente et du déclin, succède donc un bleu lumineux, couleur de la vitalité et de la renaissance, même éphémères. L’importance du regard, décrit, mis en scène et sollicité par le roman se révèle par conséquent incontestable. Sans nul doute est-ce parce que le regard montre « la transparente clarté de ceux que le rêve n’abandonne pas » (p.43), qu’ils s’appellent Rodin, Camille, Paul ou
Michèle Desbordes.
Le roman de l’intériorité (ou la vie rêvée de Camille)
Le regard de l’auteur-narrateur ne reste cependant pas distant et froid. La Robe bleue crée une véritable empathie avec le personnage. La force du livre naît de ce qu’il imagine, suppose, reconstruit la vie intérieure de Camille[18] c’est-à-dire sa vie pensée, sa vie rêvée, sa vie revisitée par le souvenir.
Michèle Desbordes met le roman au service de l’exploration du « dedans », de l’univers secret, mystérieux et caché d’une conscience. Son écriture romanesque se propose de dire l’envers d’un être, d’en capter la réalité intérieure et subjective souvent considérée comme, par essence, inaccessible et incommunicable. C’est justement par cette démarche qu’elle fait œuvre littéraire dans la mesure où elle échappe volontairement à toute reconstitution biographique, historique, qui ne serait fondée que sur des faits forcément vrais et vérifiés. Parce que les possibilités offertes par le genre romanesque sont sans limites, l’écrivain réussit à révéler les deux existences de Camille Claudel : le personnage tel qu’il est vu par son entourage, comme objet, et son existence intérieure, réelle, qui en fait un sujet à part entière. Et c’est aussi ce qui fait l’originalité de cette entreprise romanesque que d’écarter le factuel, que de renoncer à l’action en n’accordant aucun intérêt à tout ce qui pourrait à proprement parlé nourrir l’intrigue. Dans ce récit, la documentation ne sert que de point d’appui à une rêverie sur ce qu’a probablement été, sur ce qu’a pu être, sur ce qu’aurait pu être cette fin de vie de Camille. L’auteur explore le champ des possibles, de tous les possibles, et se refuse d’imposer une version figée des faits préférant laisser ouvertes de nombreuses voies d’exploration. Ainsi, Camille a-t-elle peut-être adressé une lettre à Paul pour lui demander une dernière promenade en mer, à moins qu’elle n’ait formulé son souhait une fois le frère arrivé, près d’elle, à Mondevergues (p.138). Ce qui intéresse
Michèle Desbordes, c’est l’incertain, le manque, et c’est la raison pour laquelle elle comble le vide laissé par le journal de Paul Claudel qui, à la date du 5 août 1936, se contente de faire allusion à une rencontre avec sa soeur (p.137). L’imprécision des dates et le système hypothétique très marqué tout au long du texte attestent bien cette démarche, c’est-à-dire cette place de choix accordée au rêve ; cette volonté de ne surtout pas fixer les faits dans leur historicité. Les adverbes ou locutions « peut-être », « probablement », « sans doute »[19] se joignent aux groupes verbaux « ce devait être », « ce pouvait être »[20] ou encore au mode du conditionnel[21] pour souligner la part d’incertitude de ce qui n’est qu’un songe littéraire probable. En ces temps où il est de bon ton pour s’assurer un succès médiatique rapide et facile d’exploiter le factuel et l’anecdotique, de se vautrer dans l’impudeur et le sensationnel ,
Michèle Desbordes choisit une toute autre voie romanesque, celle du ressenti, de l’intériorité, de la pudeur, de ce qui peut sembler a priori et à tort, totalement antiromanesque.
Camille, figée dans l’attente, à Mondevergues.
Du tragique individuel au tragique universel
A bien des égards, La Robe bleue a la puissance, la force d’une tragédie et il faut bien admettre que, malgré ce qu’elle pensait, Michèle Desbordes n’en a pas fini avec le tragique. L’histoire de Camille et Rodin comporte bien évidemment les principaux ingrédients d’une passion tragique c’est-à-dire d’un amour malheureux, impossible et destructeur. Tragique aussi est la non communication qui sépare les personnages du livre, les isole, les réduit à ne plus être que des regards errants qui se croisent, se fuient, se loupent. Tragique encore est la machine infernale qui se met en marche pour broyer Camille et transformer son existence en destin.
Michèle Desbordes sait rendre sensible le caractère inéluctable des événements qui surgissent comme s’ils étaient écrits, prévus et contre lesquels il est impossible de lutter. « Un jour viendrait où, comme à l’issue d’un combat, il faudrait baisser les armes » écrit-elle page 24 en évoquant aussi « les matins qu’on attend sans même savoir ». Camille avait très tôt eu la conscience que son aventure avec Rodin devait conduire à un triste dénouement ; une fois internée, elle sait aussi qu’elle est vouée à rester la marionnette impuissante d’une force supérieure, le jouet d’une malédiction terrifiante. Enfin, comme dans toute tragédie véritable, ce cheminement individuel atteint l’universalité faisant du personnage un authentique archétype. En réalité, c’est à la fois une Camille Claudel très personnelle et très universelle que nous donne à voir l’écrivain parce qu’il s’agit de montrer, ou plutôt de faire sentir, que son destin est aussi le nôtre. Le processus de généralisation apparaît à plusieurs reprises dans le texte. Ainsi est-il écrit, page 18 : « Je la vois, moi, assise sur cette chaise comme toutes celles qui attendent et ne savent rien d’autre ». Le glissement du pronom personnel singulier « la » au démonstratif pluriel « celles » est tout à fait signifiant. Le même procédé est reproduit, page 98, quand l’auteur écrit : « et personne ne sait ce qu’elle pensait à ces moments-là, personne ne sait ce que, dans la tristesse des logis et des chambres pensent ceux qui n’ont plus rien à perdre ».
Michèle Desbordes ne cherche par conséquent pas à raconter une histoire singulière ; elle veut donner au parcours intérieur de Camille, aux pensées qui sont siennes, une universalité des plus émouvantes[23]. Si ce personnage nous touche autant c’est bien parce qu’il incarne nos inquiétudes, notre mélancolie, notre impuissance, en un mot nos peines. A la manière des grandes héroïnes tragiques, Camille nous ressemble malgré et par delà une singularité marquée. Sa souffrance est à la fois extraordinaire et ordinaire car d’une exceptionnelle intensité et pourtant terriblement proche.
La marche et la parole rédemptrices
Faut-il alors en déduire que La Robe bleue est un livre sombre, pessimiste ? Certes pas. Le récit s’achève sur une longue marche lumineuse, dans les rayons éblouissants du soleil du midi. La seconde partie exauce le rêve, celui de la connivence retrouvée avec Paul, le « petit Paul », et de la marche, une marche qui annihile les effets et les méfaits du temps, qui l’empêche de s’ancrer[24], une marche qui fait office de rédemption finale. Et cette marche à laquelle sont consacrées les toutes dernières pages de l’œuvre a le pouvoir fabuleux de libérer la parole contenue, la parole si difficile[25], de mettre un terme au mutisme de l’oubli. Paradoxalement, ce livre où l’attente et le silence dominent peut être lu comme le récit d’une conquête : celle de la parole. La Robe bleue est un texte qui dit l’importance des mots, les mots attendus, salvateurs, rares et puissants, ces mots qui remplacent les actes révolus, qui les prolongent, leur redonnent vie. La visite que Paul rend à Camille le 5 août 1936 est sans conteste placée sous le signe de la parole libérée, de la parole offerte. Le passage qui la décrit regorge de termes révélateurs : « elle avait parlé » (p.135), « elle avait dit ce qu’elle avait à dire » (p.135), « ils disaient qu’ils étaient là » (p.145). Plus le texte avance, plus ce vocabulaire est concentré pour atteindre une sorte d’apothéose du discours à la page 151 qui conjugue le verbe « dire » à tous les temps et tous les modes : « ils parlent et disent jusqu’à la dernière les choses qu’ils ont à se dire, et ils n’en oublient, ils ne peuvent en oublier aucune, quand ils se sépareront ils auront dit tout ce qu’ils avaient à dire et depuis si longtemps ». Alors, et seulement alors, Camille qui a « dit ce qu’elle avait à dire, sans détour et sans feinte » (p.135), donnant ainsi sens à sa vie, peut se taire, entrer de nouveau dans le silence et attendre, apaisée, que la mort vienne la chercher, sept ans plus tard, en septembre 1943.
La Robe bleue est un roman épuré, d’une écriture élégante, ciselée, que beaucoup qualifieront de « classique ». Mais c’est également un roman singulier, remarquable dans ses intentions et sa démarche. Comme Faulkner, l’auteur américain qu’elle admire, dont elle dit avoir tant appris et dont elle semble parfois prolonger les expériences narratives,
Michèle Desbordes met l’écriture romanesque au service de l’exploration du for intérieur du personnage, de ce qui fait sa singularité et son mystère.
Mais ce texte témoigne aussi de l’essor d’une forme romanesque originale ; celle qui cherche à rendre compte de l’existence d’un être en laissant libre cours à l’imagination, au rêve. Le genre du roman semble alors tout particulièrement convenir à ces balades, à ces promenades sans contraintes à travers des vies, vies authentiques et rêvées, peut-être plus authentiques parce que rêvées.
Enfin, avec la langue pleine de ferveur et de poésie qui la caractérise,
Michèle Desbordes continue à explorer des sujets qui lui sont chers, qui lui sont propres : l’attente, la vieillesse, le temps, le regard, le tragique, le silence et la parole. Avec ce dernier récit publié, elle poursuit une œuvre personnelle, novatrice, tout en nous offrant une magnifique leçon d’écriture et, surtout, avant tout, d’humanité.
FRANCK BELLUCCI.
[1] Michèle Desbordes l’a souvent dit : elle a « besoin de parler de ça. Les existences très ordinaires, et tout ce qu’il peut y avoir d’inaccompli dans certaines vies » (Le Préau des Collines, « A propos de Michèle Desbordes », entretien avec Jacques Le Scanff, p.34, HB éditions, printemps-été 2002). Le mot « inaccompli » est celui qu’elle emploie le plus souvent pour parler de son œuvre et en définir les enjeux.
[2] Michèle Desbordes écrit page 119 : « c’était le temps, des jours, des semaines, des mois interminables, personne ne saurait ce qu’avait été le temps pour elle ».
[3] Toutes les formes de répétition sont représentées dans l’œuvre : la répétition simple, l’anaphore (« Et peut-être ces jours-là, ces jours d’été qu’il venait, l’emmenait-il avec la voiture, peut-être avec la Packard allaient-ils se promener », p.79), l’anadiplose (« l’un près de l’autre, une nouvelle fois, ils marchent. Ils marchent, ils commencent à marcher », p.140).
[4] Camille est prisonnière de ses obsessions, de ses ressassements lesquels sont comme reproduits par le style de Michèle Desbordes. Il est notamment une scène qui revient régulièrement à l’esprit de Camille, donc dans l’œuvre : celle de son enlèvement par les hommes en blanc en mars 1913.
[5] Le texte propose des variantes : « la fin des choses » (p.26-27) devient « l’insidieuse, la poignante fin des choses » (p.80) ou encore « cette fin des choses » (p.93).
[6] Elle ne meurt en réalité qu’en septembre 1943.
[7]
Michèle Desbordes avait déjà écrit un texte bouleversant sur la vieillesse intitulé « Ces années-là » qui accompagnait un recueil de photographies de Hien Lam Duc. Carnet de visites, photographies et commentaires de Hien Lam Duc, textes de
Michèle Desbordes et Michel Christolhomme, Nathan, collection Photo Poche, 1999.
[8] « De temps en temps on dit qu’on la voyait là-bas dans un coin ou un autre à le guetter quand depuis la petite gare ou le débarcadère, il regagnait la falaise, elle restait là à le regarder gravir la côte » (p.110).
[9] « A les voir là devant elle, comme alors elle les voyait, elle comprenait ce qui arrivait, les chevaux, les hommes qui venaient la chercher, lui faisaient rassembler à la hâte des affaires de toilette, pour le reste disaient-ils elle n’en aurait pas besoin » (p.25).
[10] Il est à ce sujet intéressant de constater que l’enlèvement de Camille, événement violent et traumatisant, engendre une perte du regard. Tout à coup, elle se retrouve « à ne plus rien voir ni entendre » (p.29). Cet aveuglement qui symbolise une mort au monde est aussi évoqué dans les passages consacrés à l’enfermement à Mondevergues : « elle allait sans plus rien voir ni regarder » (p.36). Ne pouvant plus voir, Camille essaie alors de revoir, c’est-à-dire de se souvenir. « Elle revoyait » est répété à trois reprises en l’espace de quatre lignes (p.36).
[11] Le livre fait aussi référence à un autre regard masculin qui se pose sur Camille, celui de Rodin : « il la regardait, et quand à son tour elle se tournait vers lui il maintenait le regard fort, appuyé de l’homme » (p.41).
[12] L’emploi de l’indéfini « on », assez fréquent, est à cet égard très intéressant dans la mesure où il englobe le lecteur qui rejoint ainsi le regard de l’auteur-narrateur.
[13] « Ils (…) avaient donné les instructions qu’il fallait, le moment venu restant là chez eux, la mère, la sœur, le frère, et ne voulant rien voir ni entendre de cet enlèvement, cette arrestation qu’ils demandaient » (p.27).
[14] Quand, à Villeneuve, Camille travaille sa glaise dans les mansardes de la maison, la mère et la sœur Louise « semblaient observer la maison et les fenêtres du grenier où elle, qui ne cousait ni ne raboutait, était montée pétrir » (p.35).
[15] Dans l’entretien qu’elle a accordé à Jacques Le Scanff, elle affirme : « Je ne commence pas un texte sans qu’il y ait cette image fondatrice ». Le Préau des collines, à propos de Michèle Desbordes, entretien avec Jacques Le Scanff, HB éditions, printemps-été 2002, p.37.
[16] « Ils pénétraient dans la petite chambre où l’un près de l’autre ils regardaient les photographies, se souvenant des visages et de ceux qui étaient là, dans les gris et les bruns, des sortes de couleurs que le temps aurait estompées et fanées » (p.81).
[17] Raison pour laquelle le bleu est explicitement associé à Paul, le frère tant aimé : « si bien qu’elle descendait aux bureaux et demandait s’il n’avait pas de lettre pour elle, l’associant lui Paul aux ciels bleus, à la douceur de l’air » (p.73).
[18] Dans un article publié dans la Quinzaine littéraire (n°872 du 1er au 15 mars 2004), Gabrielle Napoli a écrit très justement « Rarement l’intériorité d’un personnage célèbre n’a été rendue avec autant de prégnance, de densité ».
[19] Nombreux sont les passages où ils apparaissent. Citons quelques exemples : « Et peut-être à force s’endormait-elle (p.20), « peut-être était-ce l’été où il venait de lui parler » (p.34), « Et peut-être ces jours-là, ces jours d’été » (p.79) ; « c’était probablement à la mer » (p.114) ; « Alors sans doute cet été là (p.35), « Oui, sans doute était-ce le soir » (p.97).
[20] Par exemple aux pages 26 et 114.
[21] Le conditionnel présent ou passé est souvent employé par l’auteur qui écrit : « Ce serait là dans le petit atelier » (p.43), « ils viendraient » (p.44), « il aurait quitté » (p.138), « Ce serait une autre, et qu’il ne lui aurait jamais vue » (p.141)
[22] Elle affirmait en effet : « Après Le Commandement, j’ai eu l’impression très forte d’en avoir fini avec le tragique. D’avoir éliminé, épuisé en moi comme une réserve qu’il y aurait eu, un gisement du tragique. » Le Préau des collines, à propos de Michèle Desbordes, entretien avec Jacques Le Scanff, HB éditions, printemps-été 2002, p.32.
[23] C’est ce qui peut aussi expliquer que l’identité de Camille ne soit explicitement révélée que très tard dans l’œuvre.
[24] « Elle prenait des trains (…) comme si n’ayant plus où s’arrêter et s’ancrer le temps soudain n’existait plus » (p.113).
[25] Jean-Yves Masson a très bien montré l’importance du silence dans les textes de Michèle Desbordes. Dans son article « Raconter le silence », il analyse les rapports du silence et de la parole et écrit notamment : « tous les livres de Michèle Desbordes décrivent à quel point prendre la parole est difficile ». Le Préau des collines, à propos de Michèle Desbordes, HB éditions, printemps-été 2002, p.66.