Cinéma : « La Journée de la jupe » de Jean-Paul Lilienfeld.
Sonia Bergerac est professeur de Lettres dans un collège difficile, un établissement pudiquement classé zone sensible par l’administration de l’Education Nationale. Elle tente d’y enseigner le français et accessoirement la littérature à des élèves pour lesquels la violence verbale et physique est devenue une norme, le seul mode d’expression possible. Des élèves sans repères, pétris de haine, de rancoeurs, de frustrations, de douleurs tues, et que le système éducatif se révèle bien incapable de maîtriser. Des voyous en puissance pour beaucoup. Pourtant, Sonia Bergerac s’efforce malgré tout de leur transmettre ce savoir qui pourrait les émanciper, cette culture qu’elle a elle-même conquise et qui les sauverait sans doute d’un naufrage que d’aucuns pensent inéluctable.
Mais un jour, alors que l’agitation est à son comble, un revolver tombe du sac d’un petit caïd de la classe. Contre toute attente, la prof s’en saisit et prend sa classe en otage, braquant ces petites pestes qui lui en ont tant fait voir. Commence alors dans le sous-sol du collège un huis clos oppressant durant lequel la tension ira crescendo, jusqu’au dénouement paroxystique.
Autant le dire tout de suite, la Journée de la jupe est un film très réussi, à la fois intelligent, courageux et audacieux dans son propos. Construit comme une vraie tragédie qui respecte les unités de temps et de lieu, l’œuvre montre l’opposition radicale de deux générations, de deux visions du monde, de deux conceptions de la vie sociale. D’un côté, la prof avec ses idéaux républicains, sa croyance aux pouvoirs salvateurs du savoir ; de l’autre, des jeunes gavés d’extrémismes en tous genres et dominés par la bêtise crasse qui est la leur. Entre la prof et ses élèves la confrontation ne pourra donc qu’être terrible et tourner au règlement de comptes.
Sans tabous ni retenue, le film soulève de vrais sujets de société comme la place des filles dans les banlieues, la fonction de l’école dans ces zones urbaines défavorisées, la question des origines ou encore de la construction de l’identité. Il met également en scène des personnages qui touchent parce qu’ils n’ont rien de manichéen, des êtres ambivalents, courageux et lâches, sincères et fourbes, manipulateurs et manipulés.
Avec la Journée de la Jupe, Jean-Paul Lilienfeld signe donc une œuvre dérangeante, coup de poing, qui ne se veut jamais moralisatrice ; une œuvre qui pose davantage de questions qu’elle ne propose de réponses, qui interpelle et qui perturbe, qui sidère et met mal à l’aise, ce que peu de longs métrages osent faire aujourd’hui.
Enfin, ce réalisateur talentueux, qui se révèle capable de mettre en scène avec une efficacité redoutable, permet surtout à Isabelle Adjani de faire un retour remarquable, lequel retour démontre à ceux qui pourraient l’avoir oublié combien elle est une grande actrice quand elle sert un scénario digne de son talent.
Nouveau billet critique sur « Et pour le pire ».
Par BernartZé, auteur du blog : « Vous qui passiez par hasard… »
Lien : http://bernartze.unblog.fr/
« De grands éclats
De superbes et grands…écarts, aussi, d’une histoire à l’autre. Sans crainte, vous pourrez vous fier à la quatrième de couverture annonçant les diverses déclinaisons de quatorze récits. Mais…méfiez-vous quand même, vous pourriez être diablement surpris !
Si, dans tous les cas, il est proprement question de la nature humaine, celle-ci, poussée dans ses retranchements, peut soudain changer totalement de figure. Tout en réussissant à faire preuve d’une parfaite cohérence, l’auteur de ces nouvelles se permet le luxe de souligner, avec une réelle maîtrise stylistique, les extrémités dans lesquelles les aléas de la vie peuvent précipiter un être. Qu’il s’agisse d’un douloureux deuil subtilement et sobrement suggéré, d’une monstrueuse vengeance au terme de toute une vie (à deux), de l’irrésistible et jubilatoire délire d’une éternelle amante,…, de révélations en accidents de parcours vous pourrez vous laisser transporter. Ce recueil est tout autant pétri d’émotions que d’humour(s) noir, gris –du plus clair au plus foncé-, et même rouge…bien saignant ! »…B.
Note de lecture : « La Mort de ma mère » de Xavier Houssin, Buchet-Chastel éditions.
Dans ce bref récit autobiographique, Xavier Houssin évoque les dernières heures de sa mère ; les derniers moments partagés avec elle à l’hôpital alors que l’irrémédiable se prépare, que la séparation définitive approche et que chacun le sait, le sent. Ces moments qui font remonter à la surface, par fragments, par vagues successives, les souvenirs, les figures familières de l’enfance, les images du temps jadis. Les moments où il faut rester digne malgré l’émotion qui étreint et la douleur qui étrangle. Les moments qui plongent dans une insupportable solitude bien que chacun d’entre nous les a vécus ou les vivra un jour, quand il s’agit de dire adieu à un père, à une mère, à une part de soi-même.
Et c’est justement ce qui fait toute la valeur, toute l’intensité de ce témoignage : il parvient à livrer une expérience singulière, forcément unique, avec pudeur et justesse, tout en lui donnant une résonance universelle.
Un très beau texte, à découvrir.
Agenda : prochaines dates à retenir.
- Le samedi 4 avril 2009 de 10h à 12h30
Rencontre – Dédicace et exposition photos du spectacle « L’Invitée »
à la bibliothèque municipale Louis Rouilly de La Chapelle Saint Mesmin
&
- Le vendredi 17 avril à 17h30,
FNAC d’Orléans, rencontre-forum
à l’occasion de la parution de Et pour le pire
16, rue de la République.
Article « La République du Centre », le 18 mars 2009.
Pour davantage de lisibilité, cliquez sur l’article.
Article paru dans la République du Centre du 18/3/09.
A propos de la représentation de l’Invitée à Châteauneuf-sur-Loire.
Attention !
l’article ci-dessus comporte une petite erreur : l’Invitée a été représentée par le « Théâtre de la Rive » et mis en scène par Françoise Tixier de la compagnie professionnelle « Trait pour Trait ».
Billet critique sur « Et pour le pire » paru sur le site « Livres et cinéma et quelques autres aventures culturelles – le blog de Yohan ».
Ci-dessous, l’avis de Yohan sur Et pour le pire,
Lien vers son blog :
http://livres-et-cin.over-blog.com/article-28971271.html
Mercredi 18 mars 2009
Et pour le pire, Franck Bellucci
Après la belle découverte de Ce silence-là, le premier roman de Franck Bellucci, l’auteur publie un recueil de nouvelles au titre assez intriguant et inquiétant : « Et pour le pire ! » Et le pire, on le côtoie de près dans ces quatorze « fragments de vie », comme l’indique le sous-titre.
Le pire se cache ici dans des incidents, des événements qui transforment la vie des personnages : l’accident mortel, le deuil, la folie dans laquelle on tombe, la maladie. Des moments terribles, qui tombent sur les individus sans qu’ils s’y attendent, et qui ne savent pas comment réagir, coincés entre colère et chagrin. Comme dans la nouvelle inaugurale, « Choc frontal », et la dernière du recueil, « La dernière cigarette », où un accident de la route bouscule la vie des proches des accidentés. On plonge dans les secrets de famille, comme dans « Ton frère, ce clandestin », ou dans les affres de la séparation conjugale dans « Un père qui pleure ». Dans d’autres cas, c’est la folie qui domine, la folie liée à une douleur qu’on accepte pas dans « Et pourtant je l’aimais »… Une pointe de fantastique surgit même dans « Les Anges noirs », nouvelle où chacun se retrouve confronté à ses propres turpitudes.
La difficulté des recueils de nouvelles, c’est que le lecteur a souvent ses préférés. Dans ce cas-ci, ma préférence va aux nouvelles qui dévoilent, lentement, le secret qui mine le personnage principal (« Ton frère, ce clandestin »), et à celle où l’on sent l’amour (« A lundi »), la détresse des personnages. Dans « Un père qui pleure », on ressent à travers les propos de l’enfant la détresse qui étreint le père au moment du départ. Dans plusieurs nouvelles (« L’abandonné »), on ressent la culpabilité qui touche les enfants ou conjoints contraints d’abandonner leur proche qui dans un hôpital, qui dans une maison de retraite. La nouvelle que je retiens le plus est « Un dimanche matin, la tête entre les mains », qui aborde ce thème de la culpabilité sur un autre mode : celle vis-à-vis des actes de ses parents, actes que le personnage, adolescent, n’arrive pas à concevoir.
Je suis plus réservé concernant les nouvelles un peu plus crues, comme « Monstre », »Une grande amoureuse » ou « Diptères et autres merveilles ». J’ai l’impression que Franck Bellucci a envie de choquer son lecteur, de l’interpeler, mais de manière assez gratuite. Dans « Monstre », par exemple, la nouvelle aurait peut-être gagné à se terminer de manière moins provocante.
Je dois néanmoins reconnaître la maîtrise d’écriture de l’auteur, qui change assez aisément de style et de registre de langue, adaptant la construction syntaxique et les dialogues à chaque situation. Recueil qui confirme donc les qualités aperçues dans « Ce silence-là », et la capacité de l’auteur à écrire sur le secret, le trouble qui assaillent les personnages.
Billet critique sur « Et pour le pire » paru sur le site « Cuneipage.com »
Ci-dessous, l’avis de Sylvie Sagnes sur le recueil Et pour le pire,
mis en ligne sur son site littéraire « Cuneipage ».
lien : http://www.cuneipage.com/
18.03.2009
Et pour le pire, Fragments de vie – Franck Bellucci
Quatorze nouvelles qui exposent un fragment de vie, un moment particulier où ça dérape, où une histoire banale devient noire, horrible, dramatique.
On commence fort avec « Choc frontal« , qui est l’histoire de ce coup de fil en pleine nuit que chacun redoute. Élégante, la narration nous plonge immédiatement en empathie et on vit ce moment de basculement avec intensité. « Monstre » vient alors nous doucher, quelque chose ne fonctionne pas dans cette lettre posthume, on n’y croit pas. « Les Anges noirs » emprunte au fantastique, avec une certaine pesanteur pas très convaincante non plus. Il y a comme ça quelques nouvelles qu’on lit sans ressentir vraiment quelque chose, on regarde les ficelles, ce n’est jamais bon signe.
Et puis arrive « A lundi…« , et on y est. Nous aussi, sur la tombe, on nettoie, on bavarde. « L’Abandonné » est terrible, d’une justesse parfaite, « Je me souviens, je n’en peux plus de me souvenir« … Comment dire qu’on baisse les bras ? Un texte étincelant, sobre. Un morceau de coeur qui s’arrache. « Diptères et autres merveilles… » démontre que si l’indifférence n’est pas un crime, elle peut avoir des conséquences… ignobles. Enfin « Témoignages » fait froid dans le dos, dans l’univers des TOC (que j’ai bien connu).
Un recueil assez inégal, donc, qui contient une pépite en son milieu, comme un écrin. Des morceaux de vie, celle du quotidien et des problèmes qui minent, celle des relations familiales qui demeurent tellement importantes.
Une plume à suivre…
Ed. Demeter, 2009, 141 p.
Citation du moment :
« Sans doute, c’est la loi, ne peut-on faire un roman que de ce qui se termine. »
Philippe Forest, Le nouvel Amour (folio).
Agenda : prochaines dates à retenir.
Signature organisée par la librairie Privat-Loddé,
nouvellement rebaptisée Chapitre.com,
le samedi 14 mars 2009, 2, place de la République, 45000 Orléans,
à partir de 15h.
&
Représentation de la pièce « L’Invitée »,
par le Théâtre de la Rive,
à l’espace Florian de Châteauneuf-sur-Loire,
le dimanche 15 mars à 15H,
à l’initiative de l’ACACIA,
spectacle ouvert à tout public.
Extrait critique de « Et pour le pire » publiée sur le site littéraire « Biblioblog ».
Et pour le pire – Franck Bellucci
Par Laurence le dimanche 8 mars 2009, 07h59 – Recueils de nouvelles -
« Maintenant, vous êtes liés par les liens sacrés du mariage, pour le meilleur et pour le pire« . Songe-t-on bien au moment des échanges de vœux à ce qu’inclut cette phrase? Franck Bellucci, dans ce recueil de nouvelles, propose 14 variations du pire, 14 récits sur les issues parfois insupportables du mariage.
Dès la première nouvelle, Choc frontal, Franck Bellucci donne le ton à l’ensemble du recueil. Le pire ici est la disparition soudaine de l’autre, l’accident fatal, l’appel téléphonique en pleine nuit, le refus de la réalité. Ce premier récit, raconté à la troisième personne, laisse transparaître la tempête des émotions qui agitent celui qui reste et doit continuer malgré tout.
Mais le pire a bien des facettes, et Franck Bellucci, en s’immisçant dans la vie des uns et des autres, va nous en dévoiler quelques autres : il y a la maladie, l’infidélité, le veuvage, l’héritage, le divorce et la folie, tous les visages de la folie….
Franck Bellucci dissèque ici tous les excès de l’amour et plonge, avec un plaisir parfois sadique, dans ce que l’humain peut avoir parfois de plus noir et inavouable. En ce sens, certaines des histoires proposées ici sont assez effrayantes. Je pense notamment à Diptères et autres merveilles, Et pourtant, je l’aimais ou encore Une grande amoureuse. Parfois aussi, la plume de l’auteur se fait plus douce et attentive et montre comment certains amants tentent de garder le meilleur quand le pire a sonné à la porte (L’abandonné, Un père qui pleure, Témoignage) (…)
Pour lire l’intégralité du billet de lecture, voir lien « Biblioblog ».
« Et pour le pire », extrait de la nouvelle « Les Anges noirs » (début).
« Les Anges noirs »
« Qui donc es-tu ? – Tu n’es pas mon bon ange ;
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir. »
Alfred de Musset, La Nuit de décembre.
Comme d’habitude, ça a commencé par une dispute. Une de celles dont on se montrait volontiers adeptes depuis un certain temps. Une vraie de vraie, avec reproches, menaces, insultes et tout le reste. À vrai dire, on s’engueulait de plus en plus souvent, et de plus en plus violemment. La lassitude sans doute, et les rancoeurs accumulées au fil des ans. Vingt-huit ans déjà… J’avais atteint le point culminant de l’agacement : je ne supportais plus qu’elle m’ignore, qu’elle ne me voie pas, qu’elle préfère à ma compagnie celle de ses copines, de fieffées crétines, des garces qui profitaient de son hospitalité et de la confortable assise de mon canapé. Des hystériques qui causaient tout le temps, toutes en même temps, de tout et de rien, enfin plus souvent de rien que de tout. Anna pouvait passer des journées entières avec elles, sans m’adresser le moindre regard ni la moindre parole. Vous imaginez un peu ça, vous ? Vous feriez quoi vous si votre femme vous délaissait de la sorte, hein, je vous le demande ? Et c’était en vain que je m’efforçais de raviver sa flamme. Aucun cadeau, aucune surprise ne faisait plus son effet. Même pas le brin de muguet du 1er Mai ! Ou alors, si effet il y avait, il n’était que très temporaire. Non, vraiment, pour elle, je n’existais plus. Transparent, voilà ce que j’étais devenu.
À bien y réfléchir, je crois que la situation s’est sensiblement dégradée à partir du jour où notre fils Éric a quitté la maison. Pourtant c’est dans l’ordre des choses, vous ne trouvez pas ? Elle aurait quand même bien pu se douter que cela allait arriver. Il avait fini ses études, obtenu son diplôme de gestion et l’entreprise qui l’avait accueilli pour son stage de préprofessionnalisation lui avait tout de suite proposé un contrat à durée indéterminée. Une aubaine par les temps qui courent et il n’allait pas s’en priver sous prétexte que sa maman voulait continuer à le couver. C’est vrai que c’est allé très vite, mais après tout, tant mieux pour lui ! Il a touché son premier salaire, il a goûté à l’indépendance et, surtout, il est tombé amoureux d’une jeune collègue avec laquelle il a décidé de s’installer. Rien de plus normal, en somme. Malgré les réticences d’Anna qui ne voyait décidemment pas d’un bon oeil cette idylle, je les ai aidés à rénover le petit appartement qu’ils avaient loué en centre-ville. Un joli deux pièces très lumineux avec balconnet. Idéal pour un jeune couple qui se lance dans la vie. Je les trouvais mignons tous les deux dans leur petit nid. Ils m’attendrissaient lorsqu’ils parlaient au futur, faisant des projets, rêvant à ce qu’ils allaient construire ensemble. Leur insouciance me faisait envie. J’étais heureux pour eux bien qu’un peu jaloux, je l’admets. Mais je me raisonnais, je me disais que tout cela était normal, que moi aussi j’avais connu mon heure de gloire amoureuse. Parce que je l’ai connue ! Si, si, je vous l’assure ! D’ailleurs Anna ne savait pas tout sur tout et heureusement ! À eux le tour donc… Je me souviens qu’un dimanche après-midi, alors que je venais de terminer de repeindre leur cuisine, je m’étais surpris à tout faire pour retarder le moment fatal où il me faudrait rentrer à la maison. L’idée de retrouver ma chère épouse me rebutait. Je cherchais donc désespérément une dernière retouche à faire, un petit bricolage à entreprendre. Je crois que j’aurais été capable de peindre une troisième couche au plafond pour échapper à mon destin. En fait, c’est le regard un peu insistant de mon fils qui m’a fait comprendre qu’il était grand temps que je parte, que je les laisse enfin tranquilles tous les deux. Mais le problème était bel et bien là : je n’avais absolument plus aucune envie de la retrouver, de sentir sur moi son regard réprobateur, d’entendre ses réponses monosyllabiques, de me cogner à son indifférence glaciale. Je savais que dès que je passerais le pas de la porte, elle mettrait de nouveau ses habits de tristesse, sa tenue de femme résignée, son armure de conjointe belliqueuse. Je ne pouvais pas admettre qu’elle ne réserve ses sourires et ses rires qu’à ses acolytes féminines que je rêvais de faire disparaître une fois pour toutes. Je les haïssais, toutes, et d’ailleurs elles me le rendaient bien.
Ce soir-là donc, on s’est disputé. On était invité à dîner chez Éric et sa fiancée Éliane. Ils voulaient pendre la crémaillère. Gentille attention, n’est-ce pas ? Anna le savait depuis plus d’une semaine mais elle n’a pas pu s’empêcher de faire des histoires, de m’agacer. Quand je lui ai dit qu’il était l’heure d’y aller, elle a commencé à beugler sous prétexte qu’elle n’était pas prête, qu’elle n’avait plus rien à se mettre et que de toutes façons elle n’aimait pas cette fille, qu’elle ne la sentait pas. C’est étrange, mon épouse disait souvent qu’elle sentait ou ne sentait pas les gens. Une vraie olfactive celle-là. Ou alors, c’était un reste d’instinct, comme une réminiscence animale, si vous voyez ce que je veux dire. Je ne saurais expliquer scientifiquement ce phénomène. Bref, elle a crié, j’ai crié plus fort qu’elle, et on est parti avec une bonne demi-heure de retard, chacun croyant avoir remporté la bataille, elle parce qu’elle se réjouissait secrètement à l’idée d’avoir probablement gâché la cuisson du rôti de boeuf de sa future belle-fille et moi parce que je pensais avoir triomphé de ses réticences.
Contre toute attente, le repas s’est plutôt bien déroulé : la viande était cuite à point, les pommes de terre sautées qui l’accompagnaient se révélaient fondantes et exquises et la glace aux trois parfums que j’avais moi-même achetée chez le pâtissier de notre quartier faisait l’unanimité. Le tout était servi avec un excellent bordeaux millésimé sélectionné par mon fils. Un amateur averti celui-là, passionné de grands crus. Comme son père ! En fin de soirée, j’ai même surpris Anna en train de sourire à la jolie Éliane, oh ! un petit sourire, plutôt une esquisse de sourire, mais quand même, je venais d’assister en direct à un grand pas pour l’humanité. Il faut dire que la jeune fille déployait des trésors d’efforts et de patience pour tenter d’apprivoiser la mère de l’élu de son coeur. Une belle preuve d’amour, n’est-ce pas ? Cela ne m’était pas arrivé de le penser depuis bien longtemps mais j’ai eu l’impression ce soir-là, à ce moment-là, qu’il serait peut-être possible de retrouver un équilibre, d’envisager des jours paisibles. Et pourquoi pas quelques moments de bonheur auprès de celle à laquelle je m’étais lié pour le meilleur et pour le pire. Oui, j’ai imaginé que le meilleur pouvait revenir, ressusciter de ses cendres comme le vieux Phénix. La réalité allait se charger de me rattraper. Et vite.
Dès que nous avons emprunté l’allée qui mène à la maison, j’ai remarqué que la lumière du salon était allumée. J’ai d’abord songé qu’Anna avait une fois encore oublié de l’éteindre mais celle-ci jurait tous les diables qu’elle se revoyait tout à fait en train d’appuyer sur l’interrupteur, qu’elle en était absolument certaine et qu’elle n’était pas folle quand même ! Elle s’agitait comme un pantin ridicule, gesticulant dans tous les sens, vociférant et moi je ne voulais pas en démordre. Mais le trouble s’est accentué lorsque j’ai distinctement aperçu une silhouette humaine passer derrière les rideaux, plus exactement les voilages, puis traverser la pièce. Il n’y avait alors plus aucun doute possible : nous étions victimes d’un cambriolage et notre retour allait empêcher les voleurs d’exécuter leur sale besogne ! C’est étrange, mais je ne me souviens pas avoir eu peur. Non, pas une seconde je n’ai eu une quelconque appréhension ; pas un instant je n’ai envisagé qu’il pouvait y avoir un danger à surprendre ainsi des malfaiteurs en flagrant délit. Au contraire, je me suis dirigé droit devant, rapidement et fermement, bien décidé à faire déguerpir ces enfants de salauds ! Anna ne disait plus rien. L’apparition de l’ombre lui avait brutalement cloué le bec. Elle me suivait, collait ses pas aux miens tout en prenant soin de faire de mon corps son bouclier. Je crois avoir senti comme jamais je ne l’avais senti auparavant son coeur battre la chamade dans mon dos. Il y avait des mois et des mois, peut-être des années, qu’elle ne s’était pas autant approchée de moi. Je dis approchée, je devrais plutôt dire qu’elle était collée à moi. Une adhérence soudaine mais parfaitement explicable. Rien à voir avec un éventuel sursaut de libido que j’attendais et espérais toujours…
Ils étaient tous les deux installés au salon, elle assise dans le canapé, et lui affalé dans le fauteuil, mon fauteuil, un livre à la main, en fait mon livre à la main. L’image était stupéfiante : tandis qu’elle feuilletait un magazine, lui lisait le roman que j’avais laissé, comme à mon habitude, sur la table basse. Ce n’est qu’après le drame, en vous attendant, que j’ai remarqué qu’il en était exactement là où j’avais interrompu ma lecture, à la même page, au début du troisième chapitre de la seconde partie. Détail troublant vous ne trouvez pas ? Nous avons donc découvert, chez nous, dans notre maison, dans notre salon, à presque minuit, un homme et une femme que notre arrivée ne semblait du reste pas du tout importuner. Inutile de vous préciser que passés les premiers instants de saisissement, je me suis mis à hurler, à les traiter de tous les noms, et j’en connais en la matière, à les menacer d’appeler la police ou de leur casser la gueule. Mais tandis que je m’excitais, allant et venant dans tous les sens, brandissant un poing agressif, eux restaient imperturbables. Ils ne bougeaient pas, ils me regardaient et ils me souriaient. Ils paraissaient même éprouver un certain plaisir à me contempler. C’était une situation invraisemblable, je dirais même kafkaïenne. J’adore Kafka. Quel écrivain ! Quelle imagination ! Vous connaissez au moins ? Moi, j’ai lu tous ses livres. Je vous les recommande, surtout La Métamorphose. Une sombre histoire de type qui se transforme en cloporte. Un truc de fou, à la fois drôle et terrifiant. Un univers très particulier, vraiment. Bon, revenons à mon affaire : j’étais donc sur le point de saisir sur le buffet un objet qui aurait pu faire office de projectile, si besoin d’arme de défense, lorsque la femme a prononcé ses premiers mots. Et là, je n’en ai pas davantage cru mes oreilles que je n’en avais d’abord cru mes yeux ! Elle s’est adressée à moi avec douceur, tendresse, m’appelant « mon chéri, mon doudou » et m’invitant à la rejoindre sur le canapé. Elle m’a dit très exactement qu’il ne fallait pas que je me mette dans cet état, que c’était mauvais pour ma tension artérielle – et d’abord comment savait-elle que je fais de l’hypertension, vous y comprenez quelque chose vous ? – et qu’elle allait me faire une caresse sur la nuque, comme je les aimais… C’est à cet instantlà qu’Anna a éclaté en sanglots. Bien sûr, mon réflexe immédiat a été de lui assurer que je ne connaissais pas cette énergumène, de jurer sur ma tête et sur celle de notre fils unique que je ne l’avais jamais rencontrée de ma vie, que je ne comprenais rien à cette histoire. Mais Anna m’a indiqué que le problème n’était pas là. Non, ce qui la faisait pleurer, c’était que cette femme portait l’une de ses robes à elle. Une robe d’Anna. Vous suivez ? Et c’était vrai. Vous pourrez d’ailleurs vérifier en comparant le vêtement que vous avez recueilli et d’anciennes photographies que vous trouverez sans difficulté dans nos albums de famille. Dès qu’Anna me l’a signalé, j’ai en effet immédiatement reconnu la robe, son tissu, ses motifs, sa coupe assez originale. Je crois même que c’est moi qui la lui avais offerte pour notre second anniversaire de mariage. Je m’apprêtais de nouveau à intervenir, je veux dire à cogner, quand l’homme s’est mis à parler à son tour. Il s’est dirigé vers Anna et lui a dit qu’il ne fallait pas pleurer pour ça, que ce n’était pas grave si elle ne l’aimait pas cette robe, qu’il pourrait lui en acheter une autre, plus à son goût et que d’ailleurs il lui achèterait toutes les robes qu’elle voudrait. Et dans sa lancée, il a poursuivi son discours en regardant la femme du canapé et en ajoutant qu’elle lui allait quand même très bien cette robe. Je pense pouvoir affirmer que c’est à partir de ce moment précis que la machine s’est vraiment emballée. C’était hallucinant ! Il n’y a pas d’autre mot, hallucinant ! Nous étions quatre, dans notre salon : Anna qui continuait à pleurnicher ; moi, qui cherchais encore à comprendre en jaugeant les intrus ; cette femme qui avait enfilé une vieille robe de mon épouse et cet homme dont je devais vite remarquer qu’il portait également l’un de mes anciens costumes. Oui, je pense pouvoir affirmer que c’est après qu’il a prononcé ces phrases que la machine s’est vraiment emballée.
Je vous l’ai dit et je le répète : je n’ai cessé de leur demander des explications. Je voulais savoir qui ils étaient, d’où ils venaient, de quel droit ils s’étaient introduits chez nous pour nous voler de vieux habits et surtout comment ils avaient fait pour entrer dans notre propriété privée, en pleine nuit, sans commettre la moindre effraction. Et tandis que moi je m’égosillais à les questionner, Anna continuait à pleurer toutes les larmes de son corps, à renifler, à parler de sa robe, plantée comme une godiche au milieu de la pièce ! En fait, je peux maintenant avouer qu’elle a ajouté à mon cauchemar et qu’elle a eu dès le départ de cette incroyable mésaventure une lourde part de responsabilité. Elle est autant fautive que moi. Si seulement elle avait pu me venir en aide, me soutenir dans l’épreuve ! Tu parles, elle n’a été capable que de pleurer, de renifler, de geindre, de crier, comme à son habitude… Bon, en réalité, ils étaient entrés par la porte, tout simplement, avec la clé. Je vous le jure monsieur le commissaire, ils me l’ont montrée. Je l’ai vue, de mes yeux vue ! C’était exactement la même que la nôtre : même forme, même marque, même couleur, et même porte-clés argenté à l’effigie de la statue de la liberté. Un souvenir que nous a rapporté Éric d’un séjour aux États-Unis. C’est l’homme qui l’a sortie de sa poche, je veux dire de la mienne, enfin de celle de ma veste qu’il portait… Ça va, vous suivez toujours ? Ils avaient un double de notre clé et ils n’avaient donc eu aucune difficulté à entrer chez nous ! Mais ce n’est pas le plus incroyable, vous allez voir, le plus inconcevable, le plus ahurissant reste à venir. Quand j’ai réalisé que ces gens n’étaient pas des cambrioleurs et qu’ils ne présentaient pas de réel danger pour nos vies – j’aurais dû rester plus vigilant, j’en conviens – j’ai décidé de me calmer et de poursuivre mon interrogatoire car assurément j’étais curieux de savoir ce qu’ils nous voulaient. Mais ils m’ont affirmé qu’ils ne nous voulaient rien, non vraiment, absolument rien. Ils disaient même que tout allait très bien et qu’ils étaient d’ailleurs sur le point d’aller se coucher ! Chez nous, vous entendez, dans notre maison, dans notre chambre ! (…)
(© 2008/droits réservés)
Note de lecture : « Le nouvel amour » de Philippe Forest, Folio.
Dans L’enfant éternel, texte magnifique et bouleversant, Philippe Forest évoquait avec pudeur mais vérité la maladie de sa petite fille Pauline, et l’irrémédiable marche vers ce qui constitue le scandale par excellence, à savoir la mort d’un enfant, de son enfant.
Avec Le nouvel amour, l’auteur poursuit son entreprise autobiographique en essayant d’évoquer cette fois-ci ce qui ressemble à une renaissance, mais à une renaissance difficile, lente et forcément douloureuse. Il raconte en effet comment, après une longue traversée de chagrin et d’esseulement (mot qui revient souvent sous sa plume), l’homme qu’il est tente de revenir à la vie. Parce qu’il doit bien admettre qu’avec Alice, son épouse, il ne partage plus que l’expérience terrible du deuil, des souvenirs ineffaçables, une tendresse silencieuse. Alors qu’avec Lou, la jeune femme insolente de beauté et d’audace qu’il a rencontrée, il retrouve brusquement la saveur des caresses, la frénésie des corps qui s’abandonnent, la force de l’extase, bref, avec elle, il redécouvre un état qui ressemble étrangement à ce qui pourrait s’appeler de l’amour.
Mais la reconquête du bonheur ne sera pas aisée pour celui qui avait cru devoir mourir une fois le corps de son enfant abandonné, là-bas, au fond de la tombe.
On l’aura compris, le projet de Forest est ambitieux et passionnant puisqu’il s’agit avant tout d’évoquer ce qui relève de l’impalpable, du ressenti, des émotions, des sentiments, avec tout ce qu’ils peuvent avoir de contradictoires, d’insaisissables et d’ambigus. Il s’agit en quelque sorte de raconter comment celui qui a survécu à l’impensable peut, malgré tout, éprouver de nouveau, alors qu’il ne l’attendait pas, ne le souhaitait même pas, l’effervescence amoureuse. Mais hélas, l’objectif de l’auteur ne semble pas atteint. En effet, le texte se répète, se cherche, tourne en rond, et très vite il en vient à lasser le lecteur qui ne se sent pas concerné par cette sexualité mise à nue, par tant d’hésitations, par l’itinéraire de cet homme que l’on regarde se débattre avec ses démons mais pour lequel il est difficile d’éprouver la moindre empathie, à défaut de sympathie.
En fait, alors que L’Enfant éternel parvenait à atteindre à travers le récit d’une parcours singulier et autobiographique une incontestble universalité, alors qu’il réussissait à émouvoir, à déranger, à questionner, le nouvel amour laisse totalement indifférent. Le lecteur en vient même à se sentir indiscret de lire ces pages qui pourraient et devraient le concerner mais qui ne font que l’ennuyer.
Vient de paraître : « Et pour le pire (fragments de vies) », nouvelles.
Et pour le pire
(Fragments de vies)
Editions Demeter
Quatorze récits, quatorze fragments de vies qui tous racontent avec gravité ou légèreté, avec noirceur ou dérision, le moment où tout bascule au sein d’une existence.
C’est un deuil qui frappe ou une rencontre qui rend fou ; c’est une découverte qui bouleverse ou une vengeance qui condamne ; c’est un aveu qui se fait ou un secret qui se révèle.
Et, dans tous les cas, c’est l’instant à la fois banal et extraordinaire où le meilleur devient, irrémédiablement, le pire…
Une rencontre est organisée
le mercredi 11 mars à 18h30
à la librairie des Temps Modernes,
57 rue ND de Recouvrance, 45000 Orléans
(02 38 53 94 35) .
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Une séance de signature se déroulera
le samedi 14 mars à partir de 15h
à la librairie Privat-Loddé
(récemment rebaptisée Chapitre.com),
2 place de la République, 45000 Orléans
(02 38 65 43 43) .
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Extrait de la nouvelle « Monstre » :
« La vie, perdue dans la faute,se retrouve dans l’expiation. »
André Suarès, Trois Hommes.
« Non, je n’ai pas de scrupules. Pas le moindre scrupule. Bien au contraire. Je savoure l’idée délicieuse de faire le mal, de te rendre malheureux, de t’inoculer le poison de la souffrance. Pas de projet plus excitant que celui de te détruire à petits feux. Longtemps, je me suis préparée à cette entreprise et aujourd’hui, enfin, je la réalise.
Je ne te demande pas de m’excuser ; je suis inexcusable. Je ne te prie pas davantage de m’accorder ton pardon ; je suis impardonnable. Et d’ailleurs, on ne pardonne pas à ceux et celles qui répandent le remords, la peur et la haine. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, c’est bien cela que tu vas connaître : le remords, dont tu resteras l’esclave ; la peur, une extraordinaire peur qui, petit à petit, t’enlaidira, fera de toi une ombre, un fantôme errant, un spectre abject ; et la haine, la grande haine, de celles qui demeurent tapies au fond du coeur, dans l’âme aussi, de celles qui circulent en permanence à travers toutes les veines et les artères.
Par avance, je me délecte à imaginer ton corps pétrifié, ta triste mine, ta face livide, tes yeux hagards et épouvantés. Je me représente ta bouche grimaçante, ta silhouette voûtée, tes mains contorsionnées. Je me réjouis, ô suprême plaisir, à concevoir l’affolement qui sera tien lorsque tu me découvriras, lorsque ton regard ne pourra plus se détourner du spectacle que je t’ai minutieusement préparé.
Désormais, la bête immonde ne te lâchera plus. Elle te poursuivra, t’accompagnera, partout, tout le temps, prédateur invisible, impalpable, mais auquel nul ne peut arracher sa proie. Ses mâchoires t’attraperont et sur toi elles se refermeront de toute leur puissance. Pour te dévorer. Mais, il te faudra du temps pour identifier l’ennemi, pour savoir quelle est sa race, pour comprendre d’où il vient. Il te faudra du temps pour admettre qu’il est inutile, totalement inutile mon cher, de chercher à fuir un tel adversaire, parce que c’est en toi, exclusivement en toi, qu’il puisera sa force, qu’il se ressourcera sans cesse. Il se nourrira de toi. Il vivra en toi et contre lui, tu seras impuissant. Tu ne pourras que mesurer la progression de sa voracité, l’accroissement de sa tyrannie. Et tu ne pourras aussi que constater que ton visage se creuse, que tes cernes s’accentuent, que ta physionomie que je trouvais autrefois belle et élégante a perdu toute lumière et humanité.
Tu ne connaîtras plus que le clair-obscur ; alors que tes nuits seront blanches, tes journées, interminables, épuisantes, resteront sous l’entière, sous l’exclusive domination de l’ombre.
Oui, je suis un monstre. Je l’admets. J’en ai une pleine, une exquise conscience. Je suis un monstre et je veux l’être. Je revendique ce dernier droit, le droit d’être ton monstre, rien que le tien, pour l’éternité… »
Bientôt : représentation de « L’Invitée » à Châteauneuf-sur-Loire.
Nouvelle représentation de la pièce L’Invitée,
par le Théâtre de la Rive,
le dimanche 15 mars 2008, à 15h,
à l’Espace Florian de Châteauneuf-sur-Loire.
Manifestation organisée par l’ACACIA.
Pour davantage d’informations, cliquez sur le lien suivant :
Cinéma : « Séraphine » de Martin Provost.
Le jour, Séraphine Louis est domestique et exécute diverses taches, lessives, ménages, sans jamais se plaindre. La nuit, dans sa petite chambre qui lui sert d’atelier, elle s’adonne en secret à sa véritable passion : la peinture. Utilisant des mélanges de terre, de sang et d’huile de lampes volée à l’église, Séraphine peint des heures durant. Sur de petites planches de bois, elle peint des fleurs, des feuillages, des arbres aussi. Surtout des arbres, parce qu’elle les aime infiniment et que c’est auprès d’eux qu’elle vient se consoler lorsqu’elle a du chagrin. Ainsi donc va la vie simple de Séraphine Louis, à Senlis, près de Paris, en 1914, jusqu’à ce qu’un Allemand, critique d’art et collectionneur averti, découvre par hasard ses peintures. L’homme l’encourage alors à poursuivre, à travailler, à développer ce qu’il appelle son talent. Toutefois, la grande guerre éclate et le raffiné Wilhelm Uhde se doit de rentrer dans son pays, de partir en pleine nuit, comme un voleur, abandonnant de nouveau Séraphine à son quotidien de misère. Et il faudra attendre 1923 pour qu’il la retrouve, alors que pendant toutes ces années elle a continué à peindre mais que la folie la guette, elle qui dit entendre les voix des anges ; elle qui affirme parler à la Vierge Marie ; elle encore qui, victime de crises de délire, sera internée de force dans un asile psychiatrique. Elle enfin qui y mourra, en 1942, et dont la dépouille que personne ne réclamera sera jetée dans la fosse commune.
Avec l’empathie qui convient à son sujet, Martin Provost retrace ici l’itinéraire de cette Séraphine Louis, domestique dévote et pauvre devenue aujourd’hui Séraphine de Senlis, peintre reconnue. Le cinéaste réussit à merveille à installer une atmosphère, une époque, à filmer le quotidien de son personnage. Il donne à voir ses journées de labeur, ses promenades dans la nature, ses nuits passées à peindre, ses regards douloureux ; il donne à entendre ses prières murmurées, ses chants religieux déclamés, ses soupirs. Admirablement servi par l’interprétation de Yolande Moreau, bouleversante et incroyable de justesse, ce long métrage retrace le parcours d’une artiste maudite, longtemps méconnue, sœur de souffrance et de génie d’une Camille Claudel (elle aussi née en 1864 et elle aussi morte dans un asile). Le film pose également la question délicate du rapport de la création et de la folie, du basculement de l’une à l’autre. La beauté des images, la mélancolie de la musique, la qualité de l’interprétation, tout contribue incontestablement à la réussite de ce film.
En fait, Séraphine est une œuvre authentique qui ose aller à rebours de la frénésie contemporaine, du bruit et de la fureur de notre époque. Une œuvre qui prend vraiment son temps ; qui s’autorise la lenteur. Et c’est précisément pour cela qu’elle émeut.
Enfin, en bien des points, ce film, justement récompensé par 7 César dont celui du meilleur film de l’année 2009, rappelle les plus beaux textes de Michèle Desbordes, qu’il s’agisse de la magnifique Robe bleue dont l’héroïne n’est autre que la Camille Claudel internée par sa propre famille dans l’asile de Mondevergues ou encore du superbe livre la Demande, récit bouleversant d’une amitié silencieuse entre une vieille servante résignée et un artiste, grand maître venu d’Italie, sans doute Léonard de Vinci.
Pour lire l’avis de Yohan, cliquer sur le lien suivant :
http://livres-et-cin.over-blog.com/article-23685785.html
« L’arbre de Vie », peinture de séraphine de Senlis
Séraphine de Senlis