« Et pour le pire », extrait de la nouvelle « Les Anges noirs » (début).
« Les Anges noirs »
« Qui donc es-tu ? – Tu n’es pas mon bon ange ;
Jamais tu ne viens m’avertir.
Tu vois mes maux (c’est une chose étrange !)
Et tu me regardes souffrir. »
Alfred de Musset, La Nuit de décembre.
Comme d’habitude, ça a commencé par une dispute. Une de celles dont on se montrait volontiers adeptes depuis un certain temps. Une vraie de vraie, avec reproches, menaces, insultes et tout le reste. À vrai dire, on s’engueulait de plus en plus souvent, et de plus en plus violemment. La lassitude sans doute, et les rancoeurs accumulées au fil des ans. Vingt-huit ans déjà… J’avais atteint le point culminant de l’agacement : je ne supportais plus qu’elle m’ignore, qu’elle ne me voie pas, qu’elle préfère à ma compagnie celle de ses copines, de fieffées crétines, des garces qui profitaient de son hospitalité et de la confortable assise de mon canapé. Des hystériques qui causaient tout le temps, toutes en même temps, de tout et de rien, enfin plus souvent de rien que de tout. Anna pouvait passer des journées entières avec elles, sans m’adresser le moindre regard ni la moindre parole. Vous imaginez un peu ça, vous ? Vous feriez quoi vous si votre femme vous délaissait de la sorte, hein, je vous le demande ? Et c’était en vain que je m’efforçais de raviver sa flamme. Aucun cadeau, aucune surprise ne faisait plus son effet. Même pas le brin de muguet du 1er Mai ! Ou alors, si effet il y avait, il n’était que très temporaire. Non, vraiment, pour elle, je n’existais plus. Transparent, voilà ce que j’étais devenu.
À bien y réfléchir, je crois que la situation s’est sensiblement dégradée à partir du jour où notre fils Éric a quitté la maison. Pourtant c’est dans l’ordre des choses, vous ne trouvez pas ? Elle aurait quand même bien pu se douter que cela allait arriver. Il avait fini ses études, obtenu son diplôme de gestion et l’entreprise qui l’avait accueilli pour son stage de préprofessionnalisation lui avait tout de suite proposé un contrat à durée indéterminée. Une aubaine par les temps qui courent et il n’allait pas s’en priver sous prétexte que sa maman voulait continuer à le couver. C’est vrai que c’est allé très vite, mais après tout, tant mieux pour lui ! Il a touché son premier salaire, il a goûté à l’indépendance et, surtout, il est tombé amoureux d’une jeune collègue avec laquelle il a décidé de s’installer. Rien de plus normal, en somme. Malgré les réticences d’Anna qui ne voyait décidemment pas d’un bon oeil cette idylle, je les ai aidés à rénover le petit appartement qu’ils avaient loué en centre-ville. Un joli deux pièces très lumineux avec balconnet. Idéal pour un jeune couple qui se lance dans la vie. Je les trouvais mignons tous les deux dans leur petit nid. Ils m’attendrissaient lorsqu’ils parlaient au futur, faisant des projets, rêvant à ce qu’ils allaient construire ensemble. Leur insouciance me faisait envie. J’étais heureux pour eux bien qu’un peu jaloux, je l’admets. Mais je me raisonnais, je me disais que tout cela était normal, que moi aussi j’avais connu mon heure de gloire amoureuse. Parce que je l’ai connue ! Si, si, je vous l’assure ! D’ailleurs Anna ne savait pas tout sur tout et heureusement ! À eux le tour donc… Je me souviens qu’un dimanche après-midi, alors que je venais de terminer de repeindre leur cuisine, je m’étais surpris à tout faire pour retarder le moment fatal où il me faudrait rentrer à la maison. L’idée de retrouver ma chère épouse me rebutait. Je cherchais donc désespérément une dernière retouche à faire, un petit bricolage à entreprendre. Je crois que j’aurais été capable de peindre une troisième couche au plafond pour échapper à mon destin. En fait, c’est le regard un peu insistant de mon fils qui m’a fait comprendre qu’il était grand temps que je parte, que je les laisse enfin tranquilles tous les deux. Mais le problème était bel et bien là : je n’avais absolument plus aucune envie de la retrouver, de sentir sur moi son regard réprobateur, d’entendre ses réponses monosyllabiques, de me cogner à son indifférence glaciale. Je savais que dès que je passerais le pas de la porte, elle mettrait de nouveau ses habits de tristesse, sa tenue de femme résignée, son armure de conjointe belliqueuse. Je ne pouvais pas admettre qu’elle ne réserve ses sourires et ses rires qu’à ses acolytes féminines que je rêvais de faire disparaître une fois pour toutes. Je les haïssais, toutes, et d’ailleurs elles me le rendaient bien.
Ce soir-là donc, on s’est disputé. On était invité à dîner chez Éric et sa fiancée Éliane. Ils voulaient pendre la crémaillère. Gentille attention, n’est-ce pas ? Anna le savait depuis plus d’une semaine mais elle n’a pas pu s’empêcher de faire des histoires, de m’agacer. Quand je lui ai dit qu’il était l’heure d’y aller, elle a commencé à beugler sous prétexte qu’elle n’était pas prête, qu’elle n’avait plus rien à se mettre et que de toutes façons elle n’aimait pas cette fille, qu’elle ne la sentait pas. C’est étrange, mon épouse disait souvent qu’elle sentait ou ne sentait pas les gens. Une vraie olfactive celle-là. Ou alors, c’était un reste d’instinct, comme une réminiscence animale, si vous voyez ce que je veux dire. Je ne saurais expliquer scientifiquement ce phénomène. Bref, elle a crié, j’ai crié plus fort qu’elle, et on est parti avec une bonne demi-heure de retard, chacun croyant avoir remporté la bataille, elle parce qu’elle se réjouissait secrètement à l’idée d’avoir probablement gâché la cuisson du rôti de boeuf de sa future belle-fille et moi parce que je pensais avoir triomphé de ses réticences.
Contre toute attente, le repas s’est plutôt bien déroulé : la viande était cuite à point, les pommes de terre sautées qui l’accompagnaient se révélaient fondantes et exquises et la glace aux trois parfums que j’avais moi-même achetée chez le pâtissier de notre quartier faisait l’unanimité. Le tout était servi avec un excellent bordeaux millésimé sélectionné par mon fils. Un amateur averti celui-là, passionné de grands crus. Comme son père ! En fin de soirée, j’ai même surpris Anna en train de sourire à la jolie Éliane, oh ! un petit sourire, plutôt une esquisse de sourire, mais quand même, je venais d’assister en direct à un grand pas pour l’humanité. Il faut dire que la jeune fille déployait des trésors d’efforts et de patience pour tenter d’apprivoiser la mère de l’élu de son coeur. Une belle preuve d’amour, n’est-ce pas ? Cela ne m’était pas arrivé de le penser depuis bien longtemps mais j’ai eu l’impression ce soir-là, à ce moment-là, qu’il serait peut-être possible de retrouver un équilibre, d’envisager des jours paisibles. Et pourquoi pas quelques moments de bonheur auprès de celle à laquelle je m’étais lié pour le meilleur et pour le pire. Oui, j’ai imaginé que le meilleur pouvait revenir, ressusciter de ses cendres comme le vieux Phénix. La réalité allait se charger de me rattraper. Et vite.
Dès que nous avons emprunté l’allée qui mène à la maison, j’ai remarqué que la lumière du salon était allumée. J’ai d’abord songé qu’Anna avait une fois encore oublié de l’éteindre mais celle-ci jurait tous les diables qu’elle se revoyait tout à fait en train d’appuyer sur l’interrupteur, qu’elle en était absolument certaine et qu’elle n’était pas folle quand même ! Elle s’agitait comme un pantin ridicule, gesticulant dans tous les sens, vociférant et moi je ne voulais pas en démordre. Mais le trouble s’est accentué lorsque j’ai distinctement aperçu une silhouette humaine passer derrière les rideaux, plus exactement les voilages, puis traverser la pièce. Il n’y avait alors plus aucun doute possible : nous étions victimes d’un cambriolage et notre retour allait empêcher les voleurs d’exécuter leur sale besogne ! C’est étrange, mais je ne me souviens pas avoir eu peur. Non, pas une seconde je n’ai eu une quelconque appréhension ; pas un instant je n’ai envisagé qu’il pouvait y avoir un danger à surprendre ainsi des malfaiteurs en flagrant délit. Au contraire, je me suis dirigé droit devant, rapidement et fermement, bien décidé à faire déguerpir ces enfants de salauds ! Anna ne disait plus rien. L’apparition de l’ombre lui avait brutalement cloué le bec. Elle me suivait, collait ses pas aux miens tout en prenant soin de faire de mon corps son bouclier. Je crois avoir senti comme jamais je ne l’avais senti auparavant son coeur battre la chamade dans mon dos. Il y avait des mois et des mois, peut-être des années, qu’elle ne s’était pas autant approchée de moi. Je dis approchée, je devrais plutôt dire qu’elle était collée à moi. Une adhérence soudaine mais parfaitement explicable. Rien à voir avec un éventuel sursaut de libido que j’attendais et espérais toujours…
Ils étaient tous les deux installés au salon, elle assise dans le canapé, et lui affalé dans le fauteuil, mon fauteuil, un livre à la main, en fait mon livre à la main. L’image était stupéfiante : tandis qu’elle feuilletait un magazine, lui lisait le roman que j’avais laissé, comme à mon habitude, sur la table basse. Ce n’est qu’après le drame, en vous attendant, que j’ai remarqué qu’il en était exactement là où j’avais interrompu ma lecture, à la même page, au début du troisième chapitre de la seconde partie. Détail troublant vous ne trouvez pas ? Nous avons donc découvert, chez nous, dans notre maison, dans notre salon, à presque minuit, un homme et une femme que notre arrivée ne semblait du reste pas du tout importuner. Inutile de vous préciser que passés les premiers instants de saisissement, je me suis mis à hurler, à les traiter de tous les noms, et j’en connais en la matière, à les menacer d’appeler la police ou de leur casser la gueule. Mais tandis que je m’excitais, allant et venant dans tous les sens, brandissant un poing agressif, eux restaient imperturbables. Ils ne bougeaient pas, ils me regardaient et ils me souriaient. Ils paraissaient même éprouver un certain plaisir à me contempler. C’était une situation invraisemblable, je dirais même kafkaïenne. J’adore Kafka. Quel écrivain ! Quelle imagination ! Vous connaissez au moins ? Moi, j’ai lu tous ses livres. Je vous les recommande, surtout La Métamorphose. Une sombre histoire de type qui se transforme en cloporte. Un truc de fou, à la fois drôle et terrifiant. Un univers très particulier, vraiment. Bon, revenons à mon affaire : j’étais donc sur le point de saisir sur le buffet un objet qui aurait pu faire office de projectile, si besoin d’arme de défense, lorsque la femme a prononcé ses premiers mots. Et là, je n’en ai pas davantage cru mes oreilles que je n’en avais d’abord cru mes yeux ! Elle s’est adressée à moi avec douceur, tendresse, m’appelant « mon chéri, mon doudou » et m’invitant à la rejoindre sur le canapé. Elle m’a dit très exactement qu’il ne fallait pas que je me mette dans cet état, que c’était mauvais pour ma tension artérielle – et d’abord comment savait-elle que je fais de l’hypertension, vous y comprenez quelque chose vous ? – et qu’elle allait me faire une caresse sur la nuque, comme je les aimais… C’est à cet instantlà qu’Anna a éclaté en sanglots. Bien sûr, mon réflexe immédiat a été de lui assurer que je ne connaissais pas cette énergumène, de jurer sur ma tête et sur celle de notre fils unique que je ne l’avais jamais rencontrée de ma vie, que je ne comprenais rien à cette histoire. Mais Anna m’a indiqué que le problème n’était pas là. Non, ce qui la faisait pleurer, c’était que cette femme portait l’une de ses robes à elle. Une robe d’Anna. Vous suivez ? Et c’était vrai. Vous pourrez d’ailleurs vérifier en comparant le vêtement que vous avez recueilli et d’anciennes photographies que vous trouverez sans difficulté dans nos albums de famille. Dès qu’Anna me l’a signalé, j’ai en effet immédiatement reconnu la robe, son tissu, ses motifs, sa coupe assez originale. Je crois même que c’est moi qui la lui avais offerte pour notre second anniversaire de mariage. Je m’apprêtais de nouveau à intervenir, je veux dire à cogner, quand l’homme s’est mis à parler à son tour. Il s’est dirigé vers Anna et lui a dit qu’il ne fallait pas pleurer pour ça, que ce n’était pas grave si elle ne l’aimait pas cette robe, qu’il pourrait lui en acheter une autre, plus à son goût et que d’ailleurs il lui achèterait toutes les robes qu’elle voudrait. Et dans sa lancée, il a poursuivi son discours en regardant la femme du canapé et en ajoutant qu’elle lui allait quand même très bien cette robe. Je pense pouvoir affirmer que c’est à partir de ce moment précis que la machine s’est vraiment emballée. C’était hallucinant ! Il n’y a pas d’autre mot, hallucinant ! Nous étions quatre, dans notre salon : Anna qui continuait à pleurnicher ; moi, qui cherchais encore à comprendre en jaugeant les intrus ; cette femme qui avait enfilé une vieille robe de mon épouse et cet homme dont je devais vite remarquer qu’il portait également l’un de mes anciens costumes. Oui, je pense pouvoir affirmer que c’est après qu’il a prononcé ces phrases que la machine s’est vraiment emballée.
Je vous l’ai dit et je le répète : je n’ai cessé de leur demander des explications. Je voulais savoir qui ils étaient, d’où ils venaient, de quel droit ils s’étaient introduits chez nous pour nous voler de vieux habits et surtout comment ils avaient fait pour entrer dans notre propriété privée, en pleine nuit, sans commettre la moindre effraction. Et tandis que moi je m’égosillais à les questionner, Anna continuait à pleurer toutes les larmes de son corps, à renifler, à parler de sa robe, plantée comme une godiche au milieu de la pièce ! En fait, je peux maintenant avouer qu’elle a ajouté à mon cauchemar et qu’elle a eu dès le départ de cette incroyable mésaventure une lourde part de responsabilité. Elle est autant fautive que moi. Si seulement elle avait pu me venir en aide, me soutenir dans l’épreuve ! Tu parles, elle n’a été capable que de pleurer, de renifler, de geindre, de crier, comme à son habitude… Bon, en réalité, ils étaient entrés par la porte, tout simplement, avec la clé. Je vous le jure monsieur le commissaire, ils me l’ont montrée. Je l’ai vue, de mes yeux vue ! C’était exactement la même que la nôtre : même forme, même marque, même couleur, et même porte-clés argenté à l’effigie de la statue de la liberté. Un souvenir que nous a rapporté Éric d’un séjour aux États-Unis. C’est l’homme qui l’a sortie de sa poche, je veux dire de la mienne, enfin de celle de ma veste qu’il portait… Ça va, vous suivez toujours ? Ils avaient un double de notre clé et ils n’avaient donc eu aucune difficulté à entrer chez nous ! Mais ce n’est pas le plus incroyable, vous allez voir, le plus inconcevable, le plus ahurissant reste à venir. Quand j’ai réalisé que ces gens n’étaient pas des cambrioleurs et qu’ils ne présentaient pas de réel danger pour nos vies – j’aurais dû rester plus vigilant, j’en conviens – j’ai décidé de me calmer et de poursuivre mon interrogatoire car assurément j’étais curieux de savoir ce qu’ils nous voulaient. Mais ils m’ont affirmé qu’ils ne nous voulaient rien, non vraiment, absolument rien. Ils disaient même que tout allait très bien et qu’ils étaient d’ailleurs sur le point d’aller se coucher ! Chez nous, vous entendez, dans notre maison, dans notre chambre ! (…)
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