Note de lecture : « Meuse l’oubli » de Philippe Claudel, Folio.
Paule est morte et avec elle s’est effondrée toute une vie de bonheur. Aussi le narrateur qui a été son amant et qui ne peut plus supporter son absence, cette béance, décide-t-il de partir, d’entreprendre un voyage qui lui permettra de s’effacer aux autres, au monde, de disparaître à son tour au risque de se noyer dans la vase du chagrin. Et ce voyage le conduit à Feil, petit bourg au bord de la Meuse, terre de silence et d’austérité avec laquelle il va entrer en résonance. Là-bas, près du fleuve, l’homme blessé se souvient, de Paule bien sûr, mais aussi de son enfance blessée, d’une mère putain qui s’occupait plus de ses clients que de son fils qu’elle considérait comme un intrus. Il faut alors accueillir les souvenirs, qu’ils soient heureux et malheureux ; il faut accepter les assauts du passé, ces reminiscences, pour pouvoir, ensuite, revenir au présent.
Avec ce texte très poétique et au style ciselé, Philippe Claudel (auteur des déjà très remarqués le Rapport de Brodeck et les Ames grises) décrit admirablement le processus du deuil, les étapes qui le caractérisent et qui font passer l’endeuillé de la révolte à l’abattement, de l’abattement au chagrin, du chagrin au manque, du manque au retour à la vie. Avec sensibilité, justesse et sans jamais tomber dans le pathos, ce très beau texte décrit donc un cheminement profondément humain, cheminement qui mène de la mort à la renaissance, de l’ombre à la lumière retrouvée. Parce que, après tout, continuer à vivre, à rire, à aimer, à désirer ne signifie en rien oublier ou trahir l’être disparu. Bien au contraire.
Un récit fort, universel ; une écriture magnifique.
Citation du moment :
« Une oeuvre qui inquiète, qui trouble peut-être, ne doit pas être condamnée pour cela seulement. Il existe une bonne inquiétude, un trouble salutaire. Ce serait mensonge et folie que de faire croire à ceux qui nous lisent que nous vivons dans un monde rassurant. »
François Mauriac
in »La littérature et le péché » paru dans la revue Temps présent du 10 décembre 1937.
Bientôt la pièce « L’Invitée » à Cour-Cheverny dans le cadre de FESTHEA…
Le vendredi 17 juillet 2009 à 17h30
la pièce L’Invitée sera représentée à Cour-Cheverny
dans le cadre du Festival de Théâtre Amateur (FESTHEA),
spectacle en sélection officielle pour représenter la Région Centre à la finale nationale de Tours.
Pour voir le programme détaillé cliquer ci-dessous :
programme2009courcheverny1.pdf
Une famille en apparence très ordinaire, en apparence seulement…
Prix « Biblioblog 2009″ : quel sera le meilleur roman de l’année 2009 ? Résultat dans quelques jours…
Il ne reste maintenant plus qu’une seule semaine avant l’annonce des résultats du Prix Biblioblog 2009.
Le résultat sera en effet connu dimanche prochain.
Rappelons qu’il s’agit de sélectionner le meilleur roman de l’année 2009 ainsi que le meilleur billet critique mis en ligne sur l’excellent site « Biblioblog ».
Sans oublier que l’un des internautes votants, tiré au sort, remportera 30 €uros de bon d’achat valable à la librairie Les Buveurs d’Encre (Paris).
Alors il est encore temps de voter en allant dès maintenant sur le site : http://www.biblioblog.fr/
Extrait du recueil de nouvelles « Et pour le pire (fragments de vies) ». Nouvelle intégrale « Ton frère, ce clandestin ».
Ton frère, ce clandestin
« Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte. »
Corneille, Le Cid.
Je te remercie d’être venu malgré la haine que nous t’inspirons. Non, ne m’interromps pas, s’il te plaît. Il est désormais inutile de faire semblant. Je sais que tu ne nous aimes pas, que tu ne nous as jamais aimés. Ta mère aussi le savait ; plus que quiconque, elle le sentait. Et d’ailleurs, tu as raison de ne pas nous aimer. Nous ne méritons que cela, ta haine, tes reproches, au mieux ton indifférence. Nous ne sommes pas dignes de l’affection, de la tendresse d’un fils. Aussi, je te remercie de tout coeur d’avoir été à mes côtés ces derniers jours, de m’avoir soutenu dans ce que les autres appellent une dure épreuve ; oui, je te suis reconnaissant d’avoir su porter le masque du deuil et, surtout, d’avoir été capable, malgré tout, d’accompagner cette femme, ta mère, jusqu’à son ultime souffle. Mais je voudrais quand même que tu saches que nous n’avons pas toujours été ces gens graves et maussades que tu as connus ; que nous n’avons pas toujours ressemblé à ces personnages sombres et tristes, à ces êtres pitoyables que tu as choisi de quitter quand enfin est arrivé le jour de ta ajorité.
Non, nous avons été autres. Il y a longtemps. Avant. Avant le drame, ce drame que je me dois de te révéler aujourd’hui. Parce que je sais que dès demain tu repartiras, que tu retourneras là-bas, que tu rejoindras ta nouvelle vie, et que tu m’oublieras définitivement. Il ne peut en être autrement. C’est ainsi que vont les choses. Et c’est ainsi qu’elles doivent forcément se passer.
Alors, je vais te dire, te raconter, et après, seulement après, tu pourras partir. Tu seras enfin libre de disparaître, de nous renier.
Ta mère et moi vivions ensemble depuis plus de deux années dans un petit appartement que nous avions loué en centre-ville. Je travaillais, elle aussi. Nous démarrions dans la vie active et nous étions fiers de pouvoir subvenir à nos besoins. Ta mère aimait beaucoup le cinéma, le théâtre et la lecture. Cela te surprend, n’est-ce pas ? Toi qui ne l’as connue qu’en train de broder des figures insignifiantes ou de tricoter des écharpes que personne n’a jamais portées. À l’époque, elle appréciait tout particulièrement les vieux films en noir et blanc, les comédies américaines surtout, que nous allions voir dans des petites salles de quartier désormais disparues. Et puis, nous avions beaucoup d’amis, si, si, je te l’assure, des camarades rencontrés à l’université ou encore des collègues de bureau, quelques voisins avec lesquels nous avions sympathisé aussi. Je crois pouvoir affirmer sans me tromper que nous étions heureux et que rien n’aurait pu laisser deviner qu’un jour tout basculerait, qu’un jour notre existence serait marquée par le silence, par le poids de la honte et du secret, par une inexorable solitude qui détruirait tout.
Je rentrais souvent tard le soir, mes nouvelles responsabilités professionnelles m’obligeant à m’investir sans compter les heures. Mais ce n’était pas un problème : j’adorais mon métier et celui-ci participait à mon épanouissement. Lorsque j’arrivais chez nous – j’aimais bien dire « chez nous », penser « chez nous » – lorsque j’arrivais chez nous donc, je retrouvais généralement ta mère en train de regarder un reportage à la télévision ou encore de lire le dernier roman qu’elle avait emprunté à la bibliothèque municipale. Elle dévorait plusieurs livres par semaine. Sa voracité littéraire impressionnait tout le monde. Le plus souvent, nous improvisions un repas frugal, en tête à tête ; quelques pâtes au beurre ou un plat surgelé suffisait à satisfaire notre appétit.
Parfois, pour fêter une occasion quelconque, nous retrouvions des connaissances dans un petit restaurant chinois bon marché et dont le propriétaire nous était à tous fort sympathique. Un certain monsieur Ling, je m’en souviens encore. Un bonhomme affable, grassouillet et toujours souriant. Il nous appelait « ses enfants » et parlait avec un fort accent en gesticulant dans tous les sens. Avec ta mère, nous lui avions même imaginé un destin rocambolesque digne des meilleurs romans d’aventure. Cela commençait par une arrestation pour rébellion contre le régime totalitaire de son pays ; suivaient ensuite une évasion héroïque de prison, un voyage éreintant et dangereux dans des cales de bateaux de toutes tailles, un exil de plusieurs mois à travers divers paysages inhospitaliers ; et l’aventure se terminait enfin par l’arrivée en terre promise, la France, et la découverte émerveillée du capitalisme appliqué à la gastronomie et à la restauration.
Tu vois, c’était bel et bien une période de bonheur et d’insouciance. En fait, ce n’est que plus tard que la tristesse s’est abattue sur nous, qu’elle nous a radicalement transformés, contaminés.
Un jour de mai 1988, une réunion avec mes directeurs d’agence m’avait retenu jusqu’à une heure avancée. Il avait été question d’une réorganisation complète du service comptable ainsi que d’un nouveau poste de direction à pourvoir. Mes collaborateurs m’avaient indiqué que j’étais pressenti pour occuper cette fonction que beaucoup de mes collègues convoitaient. Inutile de te dire que j’étais fier de la proposition qui venait de m’être faite et que je m’impatientais de pouvoir en discuter avec ta mère. Mais en ouvrant la porte de l’appartement, j’ai tout de suite noté son absence. Étrangement, elle ne se trouvait pas dans le salon où elle avait pour habitude de se tenir. Je me souviens avoir alors pensé qu’elle avait dû improviser une sortie avec sa meilleure amie, une certaine Corinne, pour me punir de l’avoir ainsi fait attendre et de ne pas l’avoir avertie de mon retard. Cette idée m’a fait sourire et je me suis affalé dans le canapé afin de savourer un repos que j’estimais plus que mérité.
Je suis resté dans cette position, allongé, la tête posée sur l’accoudoir, pendant un long moment. Je profitais du silence, du calme, rêvant à mes nouvelles responsabilités professionnelles, m’imaginant en charge d’une équipe de plus de vingt personnes. De temps en temps parvenaient jusqu’à moi les rumeurs assourdies des appartements voisins. Quelques échos de voix dont je reconnaissais le timbre, les intonations, mais auxquelles j’étais incapable d’associer un visage ni même un nom. Quelques bruits de pas aussi, qui allaient et venaient selon des cadences irrégulières. C’était un bercement agréable. Autant de sons familiers qui m’aidaient à me détendre. Je suis resté ainsi assoupi pendant plus d’une demi-heure, peut-être davantage, et il faisait déjà nuit lorsque je me suis enfin décidé à sortit de ma torpeur pour aller prendre une douche. Ce soir-là, je me sentais bien, apaisé, j’avais des projets plein la tête et j’étais loin de m’imaginer que…
Le choc a été terrible, indescriptible. Il n’y a pas de mots assez forts pour dire ce que j’ai découvert, pour exprimer ce que j’ai ressenti. Il faudrait pouvoir te montrer l’image qui est restée imprimée dans mon esprit, gravée dans mon cerveau, au fond de mes yeux. Ta mère gisait inanimée dans la baignoire. Son corps reposait dans une eau sanglante à la surface de laquelle flottaient divers caillots et autres matières organiques suspectes et filandreuses. Sur le moment, j’ai tout de suite cru à un malaise, à une hémorragie. Je me suis donc précipité pour lui venir en aide, pour essayer de la ranimer. Elle ne répondait pas à mes appels, à mes cris, à mes caresses, mais elle respirait encore, très faiblement. Et c’est en fait en la soulevant pour la sortir de la baignoire, de cette eau souillée, que j’ai vu ce que je voudrais n’avoir jamais vu. Cette chose qui pendait, inerte, cette masse qui était reliée à elle, à son sexe, par une sorte de boyau blanchâtre et visqueux. Cette chose qui était un bébé. Oui, Paul, un cadavre de nourrisson entre les jambes de ta mère. Un corps minuscule, violacé, recroquevillé, déjà gonflé d’eau. Un nouveau né mort noyé, asphyxié. C’est en tout cas ce qu’affirmerait catégoriquement, quelques heures plus tard, le médecin légiste responsable de l’autopsie.Il a fallu beaucoup de patience au commissaire de police et aux médecins pour me présenter l’inconcevable. Ils ont mis beaucoup de temps à m’expliquer ce qui s’était passé. Un temps infini durant lequel ils ont répété, calmement, à tour de rôle, les mêmes phrases, les mêmes mots ; un temps infini durant lequel ils m’ont livré une à une les conclusions de l’enquête, conclusions d’ailleurs corroborées par les déclarations faites par ta mère qu’ils s’étaient empressés d’interroger dès son réveil à l’hôpital. Ainsi donc, aucun doute n’était permis. Il s’agissait bien de ce qu’ils ont appelé un déni de grossesse. Un déni total, ont-ils ajouté. Un trouble psychiatrique grave et plutôt rare paraît-il.
Aussi fou que cela puisse sembler, ta mère n’avait en vérité pas réalisé qu’elle était enceinte. Depuis plus de six mois, elle portait en elle la vie et elle ne s’en était pas rendu compte. Elle avait tu le bruit de ce petit être qui poussait en elle, qui s’accrochait à elle, qui n’attendait que de grandir. Elle n’avait rien senti de ses mouvements, de ses coups de pieds sur la paroi abdominale. Et de toutes ses forces inconscientes, elle avait contenu ce ventre qui ne demandait qu’à s’arrondir. Pendant tout ce temps, six mois, presque sept, 25 semaines disaient les médecins, son corps avait catégoriquement refusé les signes de la grossesse, comme son esprit d’ailleurs. Oh ! je vois bien à ton air que tu brûles de me poser la question. La grande, l’inévitable question. Celle que je me suis moi-même si souvent posée et que je me pose encore. La seule qui importe vraiment. Pourquoi ? Pourquoi puisque nous nous aimions, puisque nous étions heureux ensemble, puisque nous envisagions de fonder une famille, puisque tout allait bien. Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Personne n’a su en vérité. Personne n’a réussi à trouver une explication cohérente. Ni ta mère, ni moi, ni tous ces spécialistes qui nous ont parlé et qui se perdaient en conjectures confuses, voire contradictoires. L’unique certitude qui est aujourd’hui la mienne est que ta mère n’avait réellement rien vu, rien senti, pas plus que moi qui partageais ses jours et ses nuits, qui dormais avec elle, qui caressais son corps, qui la possédais ; moi qui ne me lassais pas de la regarder et de la désirer avec des yeux d’amant.
Ce soir de mai 1988, quand elle avait ressenti de violentes douleurs, elle avait d’abord cru à une gastroentérite ou à une crise de colique. C’est pourquoi elle s’était dit qu’un bain chaud lui ferait du bien, qu’il la soulagerait. D’après son témoignage recueilli par les gynécologues et psychiatres qui se sont occupés d’elle, les faits s’étaient déroulés très vite. En quelques minutes à peine. La chose était sortie toute seule, comme expulsée par une force intérieure et impossible à maîtriser, et puis, plus rien. Aucun bruit, aucun mouvement. Seulement la stupéfaction, la sidération de découvrir cette masse inerte dans l’eau trouble et salie. Cette masse à laquelle j’ai été contraint de trouver un prénom. David. Parce qu’on n’enterre pas un être, aussi petit puisse-t-il être, sans identité. Parce qu’on n’est pas le père d’un enfant non reconnu. Et parce qu’il fallait bien inscrire quelque chose sur cette plaque argentée qu’un employé des pompes funèbres au regard torve avait du mal à visser sur le petit cercueil blanc. David donc. David, mon fils, ton frère. L’aîné de la famille. Celui qui le premier aurait dû m’appeler papa et que j’aurais dû voir grandir. Celui à qui j’aurais dû apprendre à marcher, à parler, à faire du vélo, à compter, à écrire. Comme je l’ai fait avec toi, dix ans plus tard, mais sans plaisir. David, mon enfant clandestin.
Je me doute que tu te demandes pourquoi je te raconte tout cela aujourd’hui, ce soir, alors que nous venons d’abandonner ta mère au fond de ce trou, là-bas, dans ce cimetière ; alors que tant de temps a passé. Je te le dis parce que les morts appellent les morts. Ils se répondent. Et leurs voix viennent parfois jusqu’à nous, les vivants. Ta mère m’avait toujours fait promettre que je ne parlerais à personne de cette sombre histoire. Un mauvais souvenir, juste un cauchemar, disait-elle. Elle prétendait vouloir tourner la page.
Après cinq mois d’hospitalisation, deux ans de suivi psychiatrique et la terrible épreuve d’un procès à l’issue duquel elle a été condamnée à 3 ans de prison avec sursis pour homicide involontaire sur mineur de moins de quinze ans, ta mère a cru être capable d’oublier, de construire une nouvelle vie. Cette vie, ce serait moi dont elle espérait tellement obtenir le pardon, ce serait ce pavillon que nous allions faire construire dans une banlieue cossue, et puis ce serait toi surtout, toi l’enfant de la revanche qui viendrait au monde huit ans plus tard. Ta mère a pensé qu’avec toi, elle pourrait réparer sa faute, l’effacer ; elle a imaginé que tu pourrais remplacer l’autre enfant, le fils nié, le fils perdu. Que tu pourrais enfin lui faire découvrir la maternité dans ce qu’elle peut avoir de plus beau. Elle a songé qu’il suffirait de t’aimer, de prendre soin de toi pour que disparaisse le souvenir de cette chose d’épouvante flottant dans l’eau ensanglantée. Mais elle s’est trompée. Radicalement trompée. Car, malgré toute sa volonté, elle n’a pas su te chérir et elle n’a jamais réussi à te considérer comme son fils. Tu existais, certes, tu pleurais, tu l’appelais, tu la réclamais, tu étais là avec elle, près d’elle, entre nous, mais tu restais fatalement un intrus, un imposteur. Un usurpateur d’identité qui s’ignorait. Parce qu’en fait, son fils, son seul fils, c’était lui. Ce ne serait jamais que lui. Et c’est à lui exclusivement que devait revenir tout son amour de maman.
La disparition de ta mère m’autorise enfin à lever le voile sur cet absurde secret. En te le livrant, je me déleste d’un poids devenu trop lourd à porter. Je suis fatigué, tu comprends. Et puis, cette histoire donnera un sens à la haine que tu nous portes ; elle permettra même de la justifier en quelque sorte. Tu vois, tu as raison de nous détester et il ne faut surtout pas t’en vouloir. Entre nous rien ne va ni ne doit changer. Mais maintenant, tu sais que tu as eu un frère tout comme je sais et je dirai à qui veut bien l’entendre que j’ai eu deux enfants, deux fils. Lui, David ; toi, Paul. L’un que je n’ai pas connu, l’autre que j’ai si mal aimé.
(© 2009/droits réservés)
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Cinéma : « Etreintes brisées « de Pedro Almodovar.
Pedro Almodovar est un conteur. Un conteur de génie qui aime et qui sait admirablement raconter des histoires. D’ailleurs, ceux qui connaissent sa filmographie le savent bien. Et bien, qu’ils se rassurent : son dernier film ne démentira pas ce talent… Bien au contraire ! Parce qu’Etreintes brisées raconte avec brio une histoire d’amour fatal. Une histoire tragique, qui met en scène une jeune femme (interprétée par la magnifique Penelope Cruz) éprise d’un réalisateur de cinéma mais en proie au machiavélisme d’un terrible financier, aussi riche que pervers. Son époux en vérité… Une histoire d’amour impossible donc, de passion déraisonnable, de passion dangereuse. Mais aussi une histoire de filiation, de mémoire, de culpabilité, de vengeance, de création, de reconstruction de soi. Bref, une histoire qui regorge d’histoires toutes imbriquées les unes dans les autres comme autant de récits gigognes. Car il faut bien le dire : plus encore que l’intrigue principale, laquelle se disperse peut-être un peu à vouloir aborder trop de thèmes, c’est surtout la savante construction du film qui éblouit. Avec Etreintes brisées, Almodovar a en effet réussi à construire une œuvre à la structure aussi adroite que complexe, aussi subtile que sidérante, jouant de la superposition des temporalités (passé-présent) et multipliant les mises en abyme et tout cela sans jamais perdre le spectateur.
D’aucuns regretteront peut-être l’absence de cette exubérance qui caractérisait les opus antérieurs du cinéaste. Mais ce que ce film a perdu de folie baroque typiquement almodovarienne, il l’a incontestablement gagné en gravité, en intelligence, en maîtrise formelle.
Et de toutes les œuvres du réalisateur hispanique, cette dernière est sans nul doute celle qui rend le plus vibrant hommage à l’art ; à la magie du cinéma, des mots, de l’image ; à la force de la création sous toutes ses formes, à ce qu’elle rend possible, à ce qu’elle permet de guérir, en fait à tout ce qu’elle offre d’irremplaçable.