Extrait du recueil « Et pour le pire » , nouvelle intégrale « Un père qui pleure ».
Un père qui pleure
« Il y avait eu comme un retour illusoire à la douceur des premiers temps.
Mais cela aussi était le signe que les choses entre eux atteignaient leur terme. »
Danièle Sallenave, Un printemps froid.
Je n’ai jamais réussi à t’en vouloir. On n’en veut pas à un père qui pleure. Tu semblais tellement désemparé, tellement malheureux d’avoir à m’annoncer cette triste nouvelle. Tu partais. Parce qu’il le fallait ; tu ne pouvais pas faire autrement, tu ne pouvais plus faire semblant. Tu avais longtemps réfléchi pour essayer de trouver une autre solution. Tu avais passé des nuits blanches à chercher comment faire, comment m’éviter cette douleur, ce traumatisme. Car tu savais que cela en serait un. Il ne pouvait en être autrement. Un père qui part est toujours une blessure, et ton départ l’a été. Alors, comment me faire comprendre ? Comment me dire ?
Un soir, tu es venu, tu m’as rejoint dans ma chambre au fond du couloir. Il était déjà tard, je ne dormais pas encore. Tu n’as pas eu à me réveiller. Tu t’es assis sur le bord de mon lit et ta grande, ta large main m’a caressé le visage. J’aurais voulu être bien, profiter de ce moment avec toi, de cette complicité, de ce silence partagé, de ta chaleur, mais je voyais que tu étais désemparé, et tellement malheureux ; je devinais que ton geste n’était que le préambule à des mots qui allaient venir et qui allaient détruire cette fragile harmonie. Des mots qui feraient mal, qui feraient aussi que plus rien ne serait comme avant. Pour être sincère, je redoutais cet instant mais je savais au fond de moi qu’il arriverait. J’en avais l’étrange certitude. Il ne pouvait qu’arriver. Forcément. Depuis des mois déjà, je l’attendais, avec crainte, dans l’obscurité de ma chambre, dans l’épaisseur de mes idées noires. J’attendais et je comptais les jours. Car, du haut de mes dix ans, je sentais bien que ton regard n’était plus le même. Je surprenais souvent la tristesse sur ton visage comme je voyais le chagrin sur celui de maman. Mes parents unis dans la mélancolie. Les silences entre vous se faisaient de plus en plus longs, de plus en plus lourds. Vous ne vous donniez plus la main. Vous ne marchiez plus côte à côte. Malgré mes efforts, mes ruses d’enfant, vous vous évitiez et vous ne vous frôliez plus, parfois, que par inadvertance. Je m’attendais donc à ce que tu viennes, un jour, un soir, dans ma chambre, à ce que tu m’expliques que tu avais quelque chose à me dire et je savais exactement ce qu’était ce quelque chose. Oui, je savais précisément ce que tu me dirais.
Tu m’as parlé mais je me souviens surtout de tes larmes. Je ne t’avais jamais vu pleurer, toi, mon père, mon héros infaillible, ma référence. Je ne pensais pas que tu pourrais pleurer. Et à mon chevet, ce soir-là, tu pleurais. Alors, je t’ai pris dans mes bras d’enfant pour te consoler, pour te faire croire que ce n’était pas grave, pour te murmurer que je comprenais, que de toutes façons, même parti, tu resterais mon papa. Qu’entre nous, ce serait toujours pareil. À mon tour, je t’ai caressé le visage ; j’ai passé ma petite main dans tes cheveux noirs et épais.
Ainsi, il était arrivé ce moment que j’avais redouté. Tu t’en allais. Tu partirais, le lendemain. Il ne fallait plus attendre as-tu indiqué. Tout était prêt. Tu prendrais tes affaires, tes vêtements, tes livres, tes disques préférés, tout ce qui te ressemblait, tout ce qui marquait ta présence, tout ce qui disait celui que tu étais, tout ce que j’avais toujours vu autour de moi et qui me rassurait et tu irais vivre dans un autre appartement, avec une autre femme que tu avais rencontrée, que tu aimais disais-tu, parce que parfois l’amour pour celle qui est la mère de son fils s’éteint, sans raison, c’est comme ça, et un sentiment semblable, aussi beau, aussi fort, plus fort encore, un sentiment irrésistible, contre lequel on ne peut lutter, naît pour une nouvelle personne. C’est ce que tu m’expliquais entre deux sanglots maladroitement contenus. Tu irais de l’autre côté de la ville mais, bien sûr, tu continuerais à venir, à me voir, à m’aimer, et moi aussi je viendrais chez toi, chez vous, chez nous, dans cet autre appartement où une grande et belle chambre me serait réservée. Une chambre que je serais autorisé à décorer à mon goût, exactement comme je le voudrais. Je crois que ce sont ces mots-là que tu m’as dits. De maman, tu ne m’as pas parlé. Et tandis que tu prononçais ces phrases dont je pensais que tu avais dû les préparer, les apprendre, les répéter, peut-être même les écrire toi qui aimais tant écrire sur de petits carnets mystérieux, je l’imaginais, seule, toute seule, dans le salon, en bas, en train de pleurer, elle aussi. Tu m’as embrassé comme on embrasse quelqu’un qu’on a peur de ne pas revoir. Intensément. Tu m’as serré fort, si fort que tu m’as fait mal, et puis tu es sorti de ma chambre. Tu m’as paru différent, presque déjà vieux. Un autre.
C’est ainsi que tu es parti mais avec moi j’ai conservé ta chaleur, ton odeur, l’empreinte de ta grande et large main et surtout le goût de tes larmes. Des larmes de mon père, j’en ai fait mon plus beau trésor, mon secret. Comme un ultime cadeau en souvenir du temps d’avant.
Lorsque je me suis réveillé, tu n’étais déjà plus là. Je me suis retrouvé seul avec elle pour qui ton amour s’était éteint. Elle avait les yeux un peu gonflés, elle semblait fatiguée, ses mains tremblaient parfois, mais elle me souriait, elle me disait des mots tendres, réconfortants, elle me faisait des promesses, elle me proposait mille choses à entreprendre. Elle conjuguait les verbes au futur pour que je ne perde pas espoir. Elle n’arrêtait pas de parler cherchant à combler à sa manière ton absence. Elle m’embrassait également, aussi fort que tu l’avais fait, à me faire mal, à m’étouffer. Elle était belle, ma mère, et je l’ai consolée. En fait, j’ai passé le reste de ma vie à la consoler.
Tu vois, malgré tout ce que tu penses, malgré ce que tu as toujours pensé, je ne t’en veux pas. Peut-être même t’ai-je compris, admirant ton courage, car il en faut du courage pour revendiquer son envie d’être heureux, pour refuser l’ennui et les rancoeurs, pour jouer le rôle, le mauvais rôle, de celui qui part, qui abandonne un petit garçon, qui laisse seule une femme blessée. Pour aller dans un autre appartement de l’autre côté de la ville avec une autre femme. Non, je ne t’en veux pas parce qu’on n’en veut pas à un homme qui pleure, qui pleure d’avoir à dire ce qu’il a à dire, qui pleure d’avoir à partir.
Et parfois même, l’homme que je suis devenu, l’époux, le père, le héros infaillible sur lequel se posent les yeux de ses fils, se demande s’il ne devrait pas pleurer, à son tour, un soir, dans une chambre d’enfant.
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Pour avoir vécu cette même émotion j’ai retrouvé dans vos mots toutes mes émotions enfouies …. votre écrit une magnificence …. je cherchais la photo d’un homme pleurant et votre intitulé m’a amené jusqu’à Vous ….MERCI infiniment Franck pour ce très beau partage qui m’a permis de vous découvrir …
Merci Beaucoup Brigitte pour ce retour qui me touche d’autant que nous ne nous connaissons pas et que j’imagine que vos mots ne peuvent donc qu’être sincères…